Pour cet opéra en un seul Acte, le rôle de Salomé a été conçu par Richard Strauss comme particulièrement dominant. Notre attention se porte donc sur la performance de Karita Mattila.
Son incarnation de la Princesse de Judée impressionne sur le plan vocal et dramatique, en particulier dans la fameuse scène finale, lorsqu'elle obtient de son beau-père Hérode la tête de Saint Jean-Baptiste sur un plateau d'argent. La soprano se donne entièrement, habitée par le paroxysme musical straussien durant les vingt bonnes minutes que dure cet épisode.
En revanche, en débit de ses qualités, la voix de Karita Mattila ne correspond pas complètement au rôle. Salomé n'est pas la Brünnhilde de la Tétralogie wagnérienne, ni vocalement ni physiquement. Deux points fondamentaux posent dès lors problème : malgré son physique assez avenant, la soprano ne peut nous faire croire qu'elle incarne une jeune femme, et encore moins une toute jeune fille… Ensuite, la cantatrice projette sa voix un peu trop souvent à la manière d'une Walkyrie, et ne développe pas suffisamment les aigus arrondis et les pianissimi quasi lunaires de la frêle et terrifiante Salomé en demande d'amour autant que capricieuse et psychopathe.
Ces réserves faites, on comprendra sans mal l'enthousiasme du public du Met, particulièrement à l'issue de cette dernière scène, tant l'artiste excelle à inscrire sa performance dans l'axe de la tragédie grecque antique ! Malgré une écriture moins développée pour le rôle de Iokanaan, le baryton-basse Juha Uusitalo - lui aussi d'origine finlandaise - est le plus convainquant des autres solistes de cette distribution. Plutôt reconnu sur les scènes lyriques internationales depuis une bonne dizaine d'années dans le répertoire wagnérien, ses qualités vocales à l'expression affirmée enrichissent la représentation avec force. Les scènes durant lesquelles il s'exprime du fond de la citerne-prison dans laquelle Hérode Antipas l'a fait enfermer, ainsi que sa sortie provisoire, puis le retour au fond de la fosse, sont extrêmement impressionnantes. Cette véritable force de la nature et l'aspect prophétique qui émanent du personnage sont en tout point captivants. On comprend d'autant mieux, partant d'une telle incarnation, la fascination de Salomé pour cet homme "au corps blancheur d'ivoire".
On ne manquera pas de guetter ce moment précis de l'œuvre lorsque Juha Uusitalo module complètement le registre vocal pour distiller des aigus pianissimi lorsqu'il fait allusion au Christ (le Galiléen) dans un chant bouleversant d'une douceur extrême fondé sur l'amour de Dieu. Le contraste avec la voix grave et profonde projetée pour condamner la luxure dans laquelle vivent Hérode et son épouse Hérodiade est tout bonnement époustouflant.
Joseph Kaiser donne une très bonne interprétation de Narraboth, le capitaine des gardes épris de Salomé. Ce rôle également assez court est défendu par le ténor avec beauté de timbre, style et conviction. Aidé par un physique de jeune premier, certains regretteront sa mort scénique précoce !
En revanche, nous nous montrerons vraiment déçu par le couple formé par Hérode et Hérodiade.
Le ténor Kim Begley n'est globalement pas à la hauteur du rôle du tétrarque, ni sur le plan vocal ni sur le plan théâtral. Des résonnances nasillardes assez ingrates le disputent à un manque de dimension et un jeu souvent outré. Tout juste correct dans l'aspect libidineux du rôle vis-à-vis de Salomé, il se montrera un peu plus à l'aise pour exprimer la peur qui s'empare du personnage vers la fin de l'œuvre, et vocalement meilleur lorsqu'il adressera à Hérodiade un "C'est un monstre, ta fille… !" parfaitement émis.
Dans le rôle de la Princesse juive, la voix de la mezzo-soprano Ildiko Komlosi se montre désagréable, surtout au début de la représentation, en raison d'un vibrato fort instable. La tessiture est trop limitée pour ce rôle, et le chant se situe parfois à la limite du cri. Par ailleurs, les talents de comédienne ne ressortent pas réellement. Cependant, sans doute volonté de mise en scène, incarner une simple bourgeoise peu concernée est loin d'être évident…
Hautement satisfaisant, en revanche : l'Orchestre du Met sous la direction de Patrick Summers. À partir de sa nomination comme Directeur du Grand Opéra de Houston en 1998, le chef américain a débuté une carrière internationale, essentiellement axée sur les représentations lyriques.
Sa direction de Salomé est remarquable. Or cette partition d'un seul trait de plus d'une heure quarante ne ménage aucune pause, entre temps forts énergiques et retenues durant lesquelles la musique de Strauss doit se faire caressante. Une incroyable force dramatique est déployée au moment où les gardes d'Hérode Antipas replacent Jean-Baptiste au fond de sa citerne-prison ! Puis, des sensations extrêmement voluptueuses nous font vibrer à l'écoute de la fameuse Danse des sept voiles. Enfin, une magnifique montée orchestrale est délivrée par l'orchestre lors de la scène finale. Aucun doute, et sans vouloir déprécier aucunement les qualités de la cantatrice : Patrick Summers et l'orchestre du Met sont pour beaucoup dans le triomphe public final de Karita Mattila.
Que dire maintenant de la mise en scène, des décors et des costumes ? Il est permis de penser que le Met, souvent critiqué par le passé pour ses productions traditionnelles, a voulu quelque peu innover avec cette production.
Le metteur en scène Jürgen Flimm transpose cet épisode de la Palestine biblique dans un monde bourgeois que l'on pourrait situer un peu avant la guerre de 1914-1918, au Proche-Orient. À l'exception de Jean-Baptiste, les personnages sont des notables occidentaux et des gardes aux uniformes et aux armes rappelant ceux de l'Empire turc ottoman, qui dominait alors le monde arabe. De fait, pas d'allusion à la domination romaine antique… Le cadre étant ce qu'il est, le jeu scénique des chanteurs se montre convaincant.
Quant à la Danse des sept voiles, elle se résume en un demi-strip-tease de Karita Matilla, soutenue par la présence de quelques danseurs, et se montre peu captivante. Reconnaissons que la soprano essaie de bien faire, mais elle ne correspond évidemment pas à l'image que l'on a de la toute jeune et gracile Salomé. Cependant, on évite de loin le ridicule et c'est là un point essentiel.
Pour conclure, cette production de Salomé apparaît globalement comme respectable. Ses principaux atouts : la direction de Patrick Summers à la tête du formidable Orchestre du Met, et le Jean-Baptiste de Juha Uusitalo. L'incarnation de Karita Matilla, bien que décalée à par rapport au rôle, pourra également emporter l'adhésion.
Jean-Luc Lamouché