Le compositeur tchèque Antonin Dvořák a composé Rusalka en 1900, quatre ans avant de décéder. Ce conte lyrique nous plonge, si l'on s'en tient au livret original, dans un univers de légendes peuplé de naïades, de génie des eaux, de sorcière, de prince et de princesse, de château et de forêts. Pour poser les bases de notre analyse, proposons dans un premier temps un résumé de l'action originale :
L'ondine Rusalka rêve de devenir humaine car elle est amoureuse d'un prince qui se baigne parfois dans le lac où elle vit. Pour y parvenir, malgré l'avis contraire de l'Ondin, elle fait appel à une sorcière qui pose deux conditions : rester muette et, en cas d'échec dans sa quête, retourner au royaume des eaux après avoir fait mourir le prince. Le Prince la rencontre pendant une partie de chasse, tombe amoureux et l'emmène dans son château. Mais le Prince change, ne comprend pas l'attitude de Rusalka et la remplace par une Princesse étrangère séductrice. L'Ondin vient chercher Rusalka qui comprend son échec. Le Prince la maudit et perd également la Princesse étrangère. Rusalka est rejetée par ses sœurs les naïades. Afin d'échapper à la malédiction, elle propose à la sorcière de tuer le Prince, devenu mélancolique et malade. Malgré l'avertissement de l'ondine, il succombe au baiser fatal. Rusalka continuera à errer sa vie durant…
On imagine facilement la difficulté de scénographier une telle légende. Tout comme des œuvres lyriques à caractère mythologique, à commencer par la Tétralogie de Richard Wagner, il est improbable de faire dans la demi-mesure. En l’occurrence, soit le choix se porte sur du conventionnel agrémenté de tout l'attirail adéquat – décors, ustensiles et costumes à caractère "merveilleux" - soit le metteur en scène tranche dans le vif et réinvente totalement la dramaturgie. C'est l'option choisie par le metteur en scène Martin Kušej dans cette production munichoise de 2010. Il s'est ainsi attelé à Rusalka comme Kasper Holten a métamorphosé ses Wagner (cf. Tannhäuser en profondeur, tout en conservant la trame originelle.
Cette réinterprétation, bien que discutable, nous a séduit, car elle s'empare de la légende pour en donner une lecture parallèle d'une puissante actualisation.
Martin Kušej bouleverse dans un premier temps les liens entre les personnages. Ici, L'Ondin et la Sorcière vivent ensemble dans un rapport dominant/dominé malsain : alors qu'elle endure visiblement une mauvaise conscience morale supportée grâce à l'alcool, lui, tyran domestique et meurtrier en puissance, entretient des rapports de domination perverse avec ses "filles" les naïades, lesquelles vivent dans son sous-sol, terrées au milieu de la tuyauterie et des flaques d'eau. Le Prince, d'abord conquis par Rusalka, devient conquérant et provocateur en s'exhibant avec la Princesse étrangère, vue sous l'angle d'une espèce de vamp fatale mangeuse d'hommes. Le troisième "couple" maudit est formé par le garde-chasse et le marmiton. Dans ce monde perverti évolue Rusalka, ballottée entre bons sentiments et dégoût de la race humaine.
Les décors suivent cette actualisation. La division en deux de l'espace scénique durant une partie de l'opéra s'avère très efficace et visuellement porteuse de sens, et le sous-sol humide remplit efficacement l'imagerie originelle de la profondeur lacustre. L'Acte II, au château, présente une grande pièce de réception, dépouillée aux murs gris, plus en accord avec l'idée que l'on se fait d'une salle de réception dans une grande demeure. La dernière partie nous plonge dans l'univers glacé d'un asile psychiatrique, innovation totale en regard du livret d'opéra.
Les costumes créés par Heidi Hackl s'appuient intelligemment sur une utilisation symbolique des couleurs, et le monde aquatique dont est issue Rusalka est utilisé en rappels constants par le bleu et les objets qui occupent l'espace : aquarium, évier et bouteilles d'eau.
Le blanc revêt les ondines, les danseurs pendant la scène centrale de ballet, et envahit l'asile de l'Acte III. Le noir est attribué à la Princesse étrangère, femme fatale, et au smoking du Prince, manière de souligner d'une manière logique l'évolution du personnage vêtu d'un tee-shirt bleu à l'Acte I. Le patchwork de la sorcière se marie avec le débraillé de l'Ondin et ils reflètent habilement des esprits tourmentés. Rusalka revêtira un ensemble rose pour sa transformation humaine, puis une robe de mariée et, pour finir, une tenue d'hôpital, tout comme ses sœurs. Enfin, on ne saurait passer sous silence la couleur rouge vif, celle des chaussures à talons de Rusalka et surtout celle du sang dans des scènes d'un réalisme cru qui ont sans doute été pour une bonne part dans les critiques négatives reçues par cette production de Rusalka. L'apogée de tout l'opéra se trouve au moment du ballet de l'Acte II, transformé en une vision cauchemardesque impressionnante.
La chevelure revêt elle aussi une importance symbolique intéressante mais traditionnelle. À la noirceur de celle de la Princesse s'oppose la blondeur innocente de Rusalka. La permanence de tout ce qui a trait à l'eau fait curieusement de l'Ondine un personnage bien plus désirable et bien moins innocent qu'il y paraît. Constamment en tenue légère et mouillée, on comprend à ce titre l'éveil du désir du Prince.Dans ce Rusalka, les chanteurs s'affirment comme de très bons acteurs. Il leur était pourtant peu évident de trouver leur place et de réinventer les personnages dans une telle transformation d'atmosphère. En outre, les caméras du réalisateur Thomas Grimm étaient là pour saisir en gros plans les multiples sentiments habitant ces âmes tourmentées. Visages torturés, cyniques, provocateurs, soumis ou apeurés, les chanteurs expriment une riche gamme d'émotions et aucun temps mort n'est à regretter dans cette captation.
La soprano lettone Kristīne Opolais, que nous avions déjà eu l'occasion d'apprécier dans le difficile opéra de Prokofiev Le Joueur, excelle dans l'incarnation de l'Ondine Rusalka, mi-divinité, mi-femme. Son apprentissage de l'humanité alors qu'elle tente avec difficulté de se tenir debout en portant des chaussures à talons, ou ses postures scéniques qui la conduisent à se retrouver souvent allongée ou dans des positions inconfortables pour chanter, valent tous les éloges. Le plus redoutable pour elle se trouve dans l'Acte II durant lequel, muette, elle ne chantera qu'à la toute fin. Sa présence sur scène n'est alors que jeu visuel, ce qui est exceptionnel pour un premier rôle ! La voix s'adapte à toutes les situations et Dvořák a concocté des airs magnifiques pour son héroïne. Le très fameux "Mĕsíčku na nebi hlubokém" - Hymne à la lune que l'on pourra comparer avec la version de Renée Fleming parue dans un DVD sorti chez EuroArts, "Necitelná vodní moci" suivi de "Vyrvána životu v hlubokou samotu" et le duo d'amour final emportent notre totale adhésion avec des pianissimi intenses, des forte lumineux et une très bonne tenue du son.
Le Prince, aux allures de grand blond un peu fade, possède une voix claire bien en phase avec le personnage, visiblement faible. Le ténor allemand Klaus Florian Vogt réussit à ne pas imposer une trop forte personnalité quand il subit le destin de plein fouet mais, plus lucide à l'Acte II, son attitude devient non équivoque face à la Princesse étrangère. Dans ce rôle, la mezzo soprano bulgare Nadia Krasteva impose du reste sans difficulté ce personnage provocateur par une plastique généreusement mise en valeur et des attitudes dénuées d’ambiguïté mais avec une voix légèrement moins ferme que nous l'aurions souhaité.
L'Ondin de Günther Groissböck est l'incarnation du mal, celui par qui tout arrive, manipulateur qui finira déchu après avoir détruit mentalement ses "filles", enfermées dans un asile. La basse autrichienne a la voix de stentor idoine, intimidante et puissante. Là encore, les couleurs font bien ressortir les sentiments néfastes.
Dernier rôle important, la Sorcière de la mezzo allemande Janina Baechle possède le physique inquiétant de la femme aux pouvoirs surnaturels, mais non dénuée d'une certaine humanité et de sentiments. Pendant son grand air de l'Acte I, lors de la transformation de Rusalka - "Čury mury fuk", équivalent tchèque de notre "abracadabra"-, aussi bien que durant toute l'œuvre, a aucun moment elle ne surjoue un personnage qui s'y prêterait aisément.
Les rôles secondaires du garde-chasse (le ténor Ulrich Ress) et du marmiton (la soprano Tara Erraught) sont également fort bien tenus : le premier en gros ours équarrisseur et amateur de jeunes garçons, le second en éternel apeuré écrasé par une autorité à laquelle il ne peut échapper. Si les voix ne posent aucun problème de justesse ou de couleurs, on peut toutefois s'interroger sur la légèreté de la voix du ténor allemand pour un rôle initialement conçu pour le registre de baryton qui sied davantage au personnage.Le Bayerisches Staastorchester possède les qualités requises pour cette partition magnifique, à la frontière entre un XIXe siècle romantique et un XXe siècle novateur. La musique écrite par Dvořák nécessite une compréhension profonde de la culture tchèque et de la langue. C’est pourquoi la présence sur le podium de Tomáš Hanus, pour qui cet opéra était une première, compte pour beaucoup dans la réussite de ce projet.
Le metteur en scène Martin Kušej a su créer pour Rusalka une atmosphère de thriller très forte, transformant l'action du livret originel en une sorte de drame psychologique teinté de merveilleux et de violence sauvage psychologique et physique. Cet univers éprouvant a marqué les interprètes dont certains n'oublieront jamais l'expérience vécue sur le plateau du Nationaltheater de Munich.
À noter : Les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1 (99') ; l'Acte III sur le DVD 2 (55')
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Nicolas Mesnier-Nature