À première vue, il y a quelque chose de franchement racoleur dans ce mariage forcé entre Handel et le petit sorcier le plus célèbre du monde, à l’heure-même où le dernier opus de la saga Harry Potter sortait sur les écrans. La critique s’est d’ailleurs largement fait l’écho de ce malaise, perçu comme un simple artifice promotionnel ou une compensation opportuniste à un déficit de vision, voire même d’imagination tout court.
C’est pourtant mal connaître Robert Carsen. Certes, le metteur en scène sait bien qu’une pointe de provocation peut toujours servir à pimenter une promotion, toujours difficile dans le milieu de la musique classique. Mais c’est bien le même Carsen qui avait bouleversé et renouvelé de façon durable notre perception des relations inter-personnages de La Flûte Enchantée, à Aix-en-Provence, en 1994, en intégrant la Reine de la Nuit à la scène finale, main dans la main avec Sarastro, tel un couple déchiré par le divorce, finalement réconcilié après d’âpres tensions autour de la garde de leur fille. Même décriée, cette version constitue malgré tout un tournant dont les théâtres ne se sont toujours pas remis. Pour preuve La Flûte d’Harnoncourt/Herzog cet été 2012 au Festival de Salzbourg.
Le problème - ou la richesse - posé par la transtextualité, qui se définit selon le critique littéraire Gérard Genette par "tout ce qui met un texte en relation, manifeste ou secrète, avec un autre texte", est qu’il faut maîtriser aussi bien le texte d’origine que ses relations. Cela se montre encore plus complexe quand le texte d’origine est un opéra mis en relation avec une saga littéraire. La rencontre entre les deux mondes ne pouvait tenir que du choc tant les aficionados de l’un ne sont pas ceux de l’autre… Et pourtant, l’opéra a bien montré ses affinités grandissantes (pour le meilleur et pour le pire) avec les cultures dites populaires. De la même façon, la saga Harry Potter a fait l’objet de nombreuses analyses et ouvrages traitant de sa dimension mythologique voire même philosophique, la faisant accéder au rang d’œuvre de culture à part entière. Nous n’ergoterons pas ici sur une hypothétique comparaison des niveaux artistiques de l’un et de l’autre, d’autant que Robert Carsen a tranché le débat.
C’est du reste dans le type même de transtextualité qu’il nous propose que réside tout le génie de cette approche. On aurait pu en effet se limiter à la simple référence culturelle à Harry Potter dans Rinaldo, à une sorte d’hommage stylistique un peu vain, et notre enthousiasme vis-à-vis de cette production en aurait été limité d’autant. Certes, ce cycliste volant dans la nuit n’est pas sans référence à E.T. l'Extra-terrestre de Spielberg et le combat final fait du Quidditch un match de foot de récréation au symbolisme un peu rapide.
Mais pour le reste, c’est une véritable "métatextualité" qu’instaure Robert Carsen, c’est-à-dire une relation de commentaire réciproque, jetant une lumière inédite sur chacun des "textes" en présence. D’un côté, la figure d’Harry Potter, le sorcier rejeté par la majorité de ses pairs, jusqu’à en faire un paria dans le dernier chapitre, apporte un éclairage tout à fait contemporain au personnage de Renaud. On passe ainsi d’un héros monolithique, archétypal à un étudiant maltraité par ses pairs qui, cette fois, rêve d’héroïsme. Ce croisement entre le rêve et la réalité apporte ainsi un relief très actuel à Rinaldo, comme une troisième dimension au personnage et à son univers très codifiés. Il en résulte également un vrai potentiel d’empathie, voire d’identification avec le héros, non pas pour ce qu’il vit, mais pour l’humanité qui se dégage de lui, plus directe, plus accessible que celui du Tasse per se, parce que plus imparfaite. La musique n’en gagne au passage que plus de force. L’univers des personnages se faisant plus proche de nous, leurs émotions n’en sont que plus fortes. L’histoire est donc nourrie tout autant que la partition. L’ensemble en ressort revivifié.
Et cette métatextualité fonctionne bien dans les deux sens dans la mesure où la saga Harry Potter bénéficie en même temps d’une relecture passionnante – preuve que le travail de Robert Carsen n’a rien d’anecdotique. Figure d’anti-héros, Harry Potter ne serait-il pas finalement héros malgré lui ? Plus encore, n’y aurait-il pas erreur sur la personne ? Ce Renaud rêveur n’est pas Rinaldo tout comme, possiblement, Harry Potter n’est pas l’élu. La prophétie n’édictant qu’une date de naissance, le choix de Voldemort s’est porté sur Harry, faisant de lui un potentiel élu alors que, de l’autre côté, Neville Londubat, né le même jour qu’Harry, mais moins exposé, plus maladroit, est celui qui, au final, détruit le dernier Horcruxe et permet d’éliminer de facto le Seigneur des Ténèbres (par le retournement de la baguette de sureau contre lui, sans qu’Harry y soit pour quelque chose). Toujours en retrait, dans l’ombre du prétendu héros, Neville passe le clair de la saga à participer de loin à l’aventure (même s’il est celui qui aide Harry dans l’épreuve du lac de La Coupe de Feu ou encore s’il fait partie de l’ "Armée de Dumbledore"). Quelque part, il vit la saga de l’Élu par procuration, à travers les yeux d’un autre, il la rêve sans la réaliser tout comme le Renaud-étudiant de cette production rêve d’un Rinaldo qui lui ressemble sans être lui.
Ceci étant, cet incroyable réseau de références et de commentaires ne serait pas, nos oreilles en seraient tout de même ravies. La découverte musicale de cette production, c’est bien le chef, Ottavio Dantone, dont c’était la première collaboration avec l'Orchestra of the Age of Enlightenment. Le directeur musical et continuiste (remarquable) a su animer l’orchestre d’une fougue et d’un sens du texte confondants, tout en conservant le galbe et l’élégance de la phalange britannique. Quel sens du son (les cordes, le hautbois à tomber d’Anthony Robson) et du drame (magnifiques récitatifs, tempi enflammés dans les airs, sensibilité exacerbée). Une rencontre musicale comme on les aime, et qui se double d’un plateau vocal idéal.
Que dire, en tout premier lieu, de la prestation superlative de Sonia Prina, ancienne élève du Conservatoire Giuseppe Verdi de Milan, comme Dantone ? Comédienne hors pair, elle se fond sans peine dans ce rôle protéiforme et parfois sportif tout en offrant une puissance et une musicalité qui se jouent avec panache de la difficulté technique. Reste l’émotion, la puissance et la passion d’une interprète qui est appelée à compter de plus en plus dans le paysage musical. De son côté, Luca Pisaroni nous montre qu’il a bien plus de cordes à son arc que son étiquette mozartienne le laisse entendre. Il nous livre un Argante en tout point passionnant, à la ligne suave et tragique à la fois. A l’instar de Brenda Rae, véritable petite fille sage de son Midwest natal, qui révèle cette fois des trésors de noirceurs malgré les quelques imprécisions de sa prestation qui sont bien vite oubliées.
De la musique, de la direction d’acteurs, une vision, le tout réalisé de main de maître par François Roussillon qui a su capter avec une grande lisibilité la multiplicité des niveaux de lecture de cette production : il n’en faut pas plus pour nous envoler vers des sommets de plaisir ! Wingardium Leviosa… et Tutti-ovation !
Lire le test du Blu-ray Rinaldo à Glyndebourne mis en scène par Robert Carsen
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Jean-Claude Lanot