On se souvient encore des prudents avertissements de la critique musicale française, lorsqu’en 1972, Bernard Lefort, prédécesseur de Rolf Liebermann à la tête de l’Opéra de Paris, a fait découvrir La Femme sans ombre aux mélomanes français : "Torrent de musique mais livret au symbolisme difficilement pénétrable…". De fait, la sorte de Flûte enchantée absconse que l’on nous décrivait ainsi fut un éblouissement : les gosiers historiques engagés pour l’occasion - Rysanek, Ludwig, King et Berry ! - sous la baguette du spécialiste straussien qu’était Karl Böhm, nous menèrent à la découverte du fabuleux puits de mélodies que Strauss avait composées sur le dense livret d’Hoffmannstal. On se précipita alors sur le mythique enregistrement Decca de 1955 afin de prolonger durablement l’initiation. On n’en est pas revenu : La Femme sans ombre est un des plus beaux opéras de son auteur.
Pas si compliquée que cela, La Femme sans ombre nous parle, sous le vernis du conte initiatique, de problèmes on ne peut plus humains : relations hommes/femmes, maternité et paternité, voire même revendications féministes. L’Impératrice est, comme Ondine, créature d’un autre monde. Éprise de son Empereur d’époux qui l’a capturée en la transperçant d’une flèche un jour qu’elle s’était transformée en gazelle, elle partira chez les humains à la recherche de l’ombre-symbole de la fécondité qu’elle n’a pas. Telle est la condition sine qua non pour que son mari, qui en a fait son objet sexuel, ne soit pas pétrifié. Chemin faisant, à la manière de Brünnhilde dans La Walkyrie, elle fera l’apprentissage, via la découverte des sentiments humains, de la compassion. Elle fera également des rencontres : une teinturière aux aspirations féministes en phase avec l’époque de la création de l’œuvre (1919) où point de salut n’était proposé aux femmes hormis la maternité. Elle sera accompagnée dans son périple par une nourrice misanthrope qu’elle apprendra à vraiment connaître. La teinturière fera le chemin inverse. Non : pas difficile à comprendre, La Femme sans ombre ! Surtout à l’aide d’une musique aussi irrésistible.
C’est la qualité majeure de la mise en scène de Jonathan Kent, aux antipodes de celle, toute récente de Christoph Loy, qui transposait toute l’action en 1955, dans les studios Decca, au cours de l’enregistrement de la version Böhm ! D’une lisibilité remarquable, le travail du metteur en scène anglais rend ici définitivement caduque cette idée d’impénétrabilité qui a longtemps collé aux basques d’un opéra absolument splendide, avec ses trois Actes possédant chacun un vrai final. Les trois heures d’horloge du déferlement de musique qu’est La Femme sans ombre sont un cadeau.
Première caractéristique du travail de Jonathan Kent, le choix de deux univers bien différenciés : un tulle en avant-scène, autorisant de magnifiques projections atmosphériques, fait écran entre les spectateurs et le monde féerique de l’Impératrice. Lorsqu’il s’élève, c’est pour nous projeter dans le cadre beaucoup plus prosaïque d’une sorte de laverie bien contemporaine. Les nombreux allers et retours entre les deux univers se feront avec la plus grande aisance. À l'Acte III, les deux mondes se mélangeront tout naturellement avec les débris des actes précédents pendus dans les airs après le tremblement de terre de l'Acte II. Saluons les très beaux basculements d’atmosphère aux moments où la magie de la Nourrice envahit l’atelier des teinturiers : néons clignotants, personnages sortant des tambours des machines à laver, bleu roi généralisé… Cette mise en scène offre son lot d’autres belles images : le cataclysme à la fin de l'Acte II, l’apparition de l’ombre à l'Acte III, les superbes vidéos de nuages en mouvement, l’ultime vision de la foule de couples de tous âges qui envahissent le plateau…
Néanmoins, si l’univers créé pour les humains est convaincant, quelques réserves nous saisissent d’emblée quant à celui des Esprits. Décors, costumes, direction d’acteurs : tout nous paraît témoigner d’une certaine difficulté éprouvée à caractériser sans lourdeur et avec inspiration le monde de l’Impératrice. Il faut vraiment un temps pour s’habituer aux costumes et aux maquillages d’inspiration orientalisante, mélange chargé de babouchkas et de lourds manteaux chatoyants venus de l’Empire du milieu, et vrais carcans pour les chanteurs. Les nombreux gros plans s’avèrent impitoyables et nous ramènent des décennies en arrière en ce qui concerne la direction d’acteurs. Il est évident que l’Empereur, ainsi grimé, a du mal à exister. Kent en a-t-il rajouté une couche en s’appuyant sur les déclarations de Strauss qui disait volontiers ne pas aimer la tessiture de ténor ? La partie musicale que le compositeur a écrite pour l’Empereur est pourtant une de ses plus belles inspirations… Sur la scène du Mariinsky, la féerie peine ainsi à décoller dans l’univers de Keikobad où Empereur, Impératrice et Nourrice ne semblent pas dirigés et se réfugient dans un jeu des plus convenus. Cela nous vaut un grand déficit d’inspiration dans le final de l'Acte III, là où la musique est au contraire au plus haut de sa puissance émotionnelle.
La même réserve nous gagne à la vue de certains décors : ainsi le rocher vraiment kitsch de l'Acte III, où l’Empereur manque de peu la pétrification. Sans parler du final, main dans la main, face public, comme dans les pires productions d’années qu’on croyait révolues. La conclusion de La Femme sans ombre méritait vraiment une hauteur d’inspiration autre que ce final désuet, et la magnificence de la musique à cet instant n’est pas un alibi suffisant. Dommage !
Chez les humains c’est fort heureusement autre chose. Et l’on est touché au cœur par les dysfonctionnements du couple des teinturiers. Tout sonne juste. Le Barak de Edem Umerov est tout simplement bouleversant. De Schöffler à Van Dam, la voix est à l’aune de ses illustres devanciers. Le jeu est très subtil. C’est le seul personnage qui ait un nom et c’est lui qui sera à l’origine de la conversion de l’Impératrice. Il est de fait le point d’ancrage de cette production qui, par ailleurs, ne donne pas toutes les satisfactions vocales que cet opéra monstrueux exige. Il n’y a pas que Le Trouvère qui nécessite les cinq plus grands chanteurs du monde !
La Teinturière d’Olga Seegeva, très bonne actrice elle aussi, impressionne au long des deux premiers actes avant de montrer quelques limites dans le premier tableau de l'Acte III : alors extrêmement sollicitée dans les aigus, elle fait preuve d’un dangereux engagement vocal, vibrato compris, qui rappelle celui parfois périlleux lui aussi de Gwyneth Jones, dont c’était pourtant un des rôles où elle aimait à se consumer.
Si la Nourrice d’Olga Savova tire plus que son épingle du jeu avec ce qu’il faut d’autorité dans les écarts, et une voix de plus en plus affirmée au fil de la représentation, l’Impératrice de Mlada Khudolev doit lutter avec le souvenir de celle pour qui le rôle semblait avoir été écrit : Léonie Rysanek et ses aigus propulsés dans la stratosphère. Très émouvante dans les scènes terrestres, la présente Impératrice peine à se hisser à la hauteur des difficultés du rôle. Ainsi, au cours de son premier monologue sur "In eines Vogels leichten Leib", une caméra trop généreuse en gros plans traque impitoyablement de nombreux regards vers le chef qui ôtent un peu de crédibilité au personnage. Alors que celle de Rysanek était parfaitement d’un autre monde, l’Impératrice de Mlada Khudolev, à la voix puissante et corsée, est bien trop terrestre pour émouvoir vraiment.
C’est un euphémisme de dire que l’Empereur de August Amonov est plus proche de Hans Hopf que de Klaus Florian Vogt mais il se tire plutôt bien de la partie meurtrière accouchée par Strauss. On rêve néanmoins tout au long de ses interventions, à ce que deviendrait ce rôle magnifique dans la bouche d’un Kaufmann, costumé autrement, bien sûr…
Les rôles secondaires ont fort à faire eux aussi pour que cette partition soit la fête vocale qu’elle doit être. Saluons les trois frères d’Andrei Spekhov, Nikolai Kamensky, et Andrei Popov, à l’aise avec les accents modernistes que prennent leurs parties. Le Falke de Tatiana Kravtsova plane à la bonne hauteur. Il en est de même pour le chœur d’enfants, au chant plus discipliné que le jeu (l’irruption de l’Acte II)
Quant à Valery Gergiev, les fréquents gros plans sur lui au cours des nombreux interludes de l’opéra permettent de constater avec quelle aisance le chef parvient à dompter, petit doigt constamment levé, les cataclysmes straussiens. L’orchestre, très spectaculaire, ne cesse de se mesurer lui aussi à celui de Böhm en 1955 chez Decca, beaucoup plus analytique, dégraissé, irrésistible dans les moments motoristes de la partition (la première descente "niebelheimesque" chez les humains.) Moins à l’aise que son illustre aîné dans certains enchaînements, dans le dosage des effets, regrettons que le chef russe ne joue pas le jeu de l’intégralité de la partition (Böhm coupait lui aussi à l'Acte III dans les longs échanges de la Nourrice avec l’Impératrice et le Messager des Esprits.) Regrettons de même qu’il ne parvienne pas à dompter son public qui applaudit sur le sublime finale de l'Acte I et récidive même sur celui de l'Acte III !
Malgré ces quelques défauts, cette Femme sans ombre enregistrée au Théâtre Mariinsky en 2011, à laquelle manquent quelques minutes, est à conseiller à ceux qui veulent savoir ce que Richard Strauss a voulu composer juste après Le Chevalier à la rose. Elle vaut absolument pour sa totale accessibilité, et son imparable lisibilité d’une œuvre qui en avait grand besoin.
Lire le test du DVD La Femme sans ombre dirigée par Valery Gergiev
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Jean-Luc Clairet