En réunissant des œuvres aussi dissemblables que L’Heure espagnole et L’Enfant et les sortilèges, le Festival de Glyndebourne prenait le risque de l’éclatement. Mais au-delà des différences d’univers et d’intrigue, Laurent Pelly a su trouver une unité dans le rapport au temps et le respect scrupuleux de la musique.
Les deux œuvres se rejoignent en effet dans leur rapport très spécifique au temps : inversé dans leur livret, parallèle dans leur traitement. Dans L'Heure espagnole, en bonne épouse d’horloger, Concepción se doit d’observer la plus extrême précision afin de pouvoir cocufier son mari en toute tranquillité le temps exact qu’il remonte les pendules de la ville. À l’inverse, l’Enfant fait éclater les repères temporels de la maison en faisant tomber le balancier de l'horloge comtoise familiale.
Du côté du traitement scénique, le metteur en scène Laurent Pelly a opté pour une approche qui n’est pas sans évoquer un "mickeymousing" de cartoon. Totalement à l’écoute de l’œuvre musicale, il appuie sa direction d’acteurs sur la moindre inflexion de la partition, notamment de l’orchestration, faisant de sa mise en scène un véritable ballet. De fait, sa complicité est totale avec le chef Kazushi Ono, dans une lumineuse dialectique de la rigueur et du jeu dont l’œuvre sort indéniablement gagnante.
Rigueur car, dans L'Heure espagnole, la partition de Ravel est une mécanique d’horlogerie parfaitement calibrée qui ne souffre aucun relâchement de la tension, à l’instar de la mécanique comique du Vaudeville. Mécanique tout aussi primordiale dans L’Enfant et les sortilèges en raison de l’enchaînement millimétré entre les tableaux. Tout cela exprimé dans une dimension de jeu car tout le monde s’amuse visiblement, du comique de situation et comique physique de L’Heure espagnole à l’humour plus subtil du traitement de la pièce de Colette pour L'Enfant et les sortilèges, qui n’échappe à aucun moment au public de Glyndebourne, très réactif. Le temps se tend et se détend à l’envi pour mieux évoluer au gré de la déclamation et du drame, ajoutant une belle liberté et une véritable éloquence au traitement au cordeau des couleurs orchestrales par le compositeur.
C’est ainsi que les timbres concoctés par le London Philharmonic Orchestra sont absolument savoureux. qui manie avec un égal bonheur les influences tantôt hispaniques, tantôt jazzy des deux partitions, avec un équilibre et un bonheur distillés avec gourmandise par un chef visiblement passionné par cette musique.
Du côté des chanteurs, si le nom de Stéphanie d’Oustrac aide sans ambages à la renommée du spectacle, force est de constater que le reste de la distribution ne dépareille en aucune façon.
Avec sa Carmen d’anthologie, la mezzo-soprano française a montré qu’elle savait camper les femmes de caractère. Elle renouvelle ici l’expérience avec Concepción en faisant montre d’une présence impressionnante, d’une technique impeccable et d’une voix bellement charpentée, totalement au service d’un rôle qu’elle défend avec énergie et humour, prenant à bras-le-corps ce Vaudeville (presque) léger, dans un parlé-chanté magnifiquement maîtrisé et efficace.
Le reste du plateau témoigne d’une remarquable adaptation aux conditions particulières du spectacle, dans la mesure où de nombreux chanteurs servent plusieurs rôles, que ce soit dans le même opéra, ou d’un opéra à l’autre.
Juste retour des choses, Elliot Madore, l’horloger de L’Heure espagnole, devient horloge dans L’Enfant et les sortilèges, et c’est comme si deux artistes assuraient ces rôles tant ils sont cohérents dans chaque opéra. Le timbre est toujours là, mais la personnalité n’a rien à voir, dans une schizophrénie magnifiquement assumée.
Entre les changements de costumes (et d’état) intempestifs, passant de banquier à fauteuil, Paul Gay nous offre une basse vibrante et subtile, drolatique à souhait, au timbre noble et chaleureux. Nos yeux et nos oreilles se régalent de la même façon de la triple incarnation de la soprano américano-coréenne Kathleen Kim, dont la prestation dans le rôle du Feu, de la Princesse et du Rouge-gorge éblouit tout simplement par sa grâce et son charme contagieux, donnant corps à chacun de ses rôles de façon personnalisée au gré des multiples intonations de sa voix cristalline.
François Roussillon a su capter cette production de référence avec un grand sens de l’équilibre entre l’immersion propre à la réalisation vidéo et le respect de la lumière portée sur ces costumes incroyables, mais surtout sur la magie de ces tableaux oniriques concoctés par l’équipe de Laurent Pelly (sublime scène de la cheminée) regorgeant d’imagination et de féerie et de ces changements de décors à vue réglés à la perfection.
La Haute Définition se met ainsi au service d'une captation experte en nourrissant de sublime façon des images qui flirtent à de nombreuses reprises avec un art qui trouve ses racines tant dans la magie du théâtre que dans l'art pictural.
Voilà des adultes assumés qui n’ont en rien perdu leur âme d’enfants !
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Jean-Claude Lanot