À noter : Ce Triptyque de Puccini est une ancienne référence TDK rééditée en Blu-ray et DVD par Arthaus Musik.
Les trois opéras qui constituent ce Triptyque de Puccini - Il Tabarro (La Houppelande), Suor Angelica (Sœur Angélique) et Gianni Schicchi -, dernière œuvre complète avant Turandot inachevé par le compositeur, ne sont qu'en apparence trois pièces différentes. L'étroitesse chronologique dans laquelle furent écrits ces courts opéras (1916, 1917 et 1918) ainsi que l'unité stylistique musicale et thématique - la mort - permet de les apprécier dans la continuité avec aisance. L'écriture d'orchestre fourmille en effet de détails naturalistes savoureux, tels les clapotis de la Seine, les scintillements de l'eau de la fontaine, les tintements de cloches au loin, l'imagerie animalière ou l'imitation d'un orgue de Barbarie qui n'est pas sans rappeler celui de Petrouchka de Stravinsky. On l'aura compris, il s'agit là bien davantage que d'accompagner une distribution vocale : le Triptyque est une merveille musicale pure qui possède une vie presque indépendante des parties vocales qu'elle accompagne pourtant.
Par conséquent, au chef d'orchestre incombe une lourde responsabilité dans cette véritable peinture musicale. Certes, Julian Reynolds n'est pas Antonio Pappano pas plus que l'orchestre de la fondation Arturo Toscanini n'est l'Orchestre du Royal Opera House (Le Tripyque Opus Arte), mais on appréciera cette production de Modène pour son niveau musical exempt de faute de goût et un bel intérêt donné aux pupitres solistes de la fosse d'orchestre. Un orchestre traité dans la retenue.
Sur le plan visuel, on notera quelques discrets effets issus directement des techniques d'écriture classiques du cinéma, lesquels viennent varier les angles de prises de vues de cette captation : plans en caméra subjective, caméra sur l'épaule pour quelques gros plans, fondus enchaînés. Ceci nous amène à nous pencher sur l'aspect scénographique, qui constitue une différence avec le Trittico du Royal Opera House. Dans la version londonienne, Richard Jones avait innové en transposant Suor Angelica et Gianni Schicchi dans les années 1950-60… Avec la présente mise en scène signée Cristina Pezzoli, on reste beaucoup plus proche d'une époque contemporaine à l'action - début du XXe siècle pour La Houppelande, fin du XVIIe siècle pour Sœur Angélique - hormis pour Gianni Schicchi qui se rattache nettement au XIXe siècle en lieu et place de la renaissance italienne. Mais le travail d'éclairage élaboré par Cesare Accetta est tellement bien mené qu'on en oublie ce que les livrets originaux pourraient imposer…
Dans Il Tabarro, les lumières évoluent parallèlement au déroulement temporel et passent du crépuscule orangé à la nuit aux ombres portées inquiétantes écrites par le brasero contre la voûte du pont, le tout dans un tableau couleur sépia très pictural. Le choix de ce cadre renforce par ailleurs l'aspect oppressant de l'action. Dans Suor Angelica, l'idée d'enfermement est suggérée au travers d'une architecture monastique lourde, toute en grisaille, rythmée par des changements de mobiliers et d'éléments architecturaux mobiles. Là encore, des lumières chaudes viennent adoucir par moments la dureté des lignes verticales. Enfin, ces mêmes composantes architecturales religieuses constituent le fond du décor de Gianni Schicchi, modulé par d'autres éléments mobiliers significatifs du lieu.
Mais, plus encore que le décor, c'est bien l'art du costume de Gianluca Falaschi qu'il faut saluer ici. Quelle inventivité au service des acteurs et pour le plaisir de nos yeux que ces invraisemblables tenues ! Il Tabarro nous donne en prélude un avant-goût de ce qui, dans la bouffonnerie finale de Gianni Schicchi éclatera grâce à l'imagination fertile du costumier. Un régal en forme de conclusion extravagante qui rappelle par instants les folles projections ludiques et imaginaires de l'univers enchanté d'un conte pour enfants à la Lewis Carroll. Et c'est la mezzo-soprano Annamaria Chiuri qui sera ainsi la mieux "mise en valeur". Par sa présence, elle ravira pour ainsi dire la vedette à la soprano principale. De fait, au sein d'un tel univers, les chanteurs doivent trouver leur place au milieu de décors signifiants et savoir évoluer dans des tenues pour le moins extravagantes.
Il Tabarro se montre assez statique. La lenteur des déplacements suggère la chaleur étouffante et le fardeau d'un travail écrasant de fatigue. La jalousie, le remords, la tromperie et le poids du passé - des thématiques que l'on retrouve parsemées dans le Triptyque - condamnent en effet l'agitation. Cette idée de statisme est reprise en partie dans Suor Angelica pour décrire la stérilisante vie des religieuses, pour lesquelles tout désir doit être normalement aboli. Dans Gianni Schicchi, bien au contraire, l'agitation est de mise, et chacun s'active ou se fige de façon à former de véritables tableaux satiriques. Là encore, la mise en scène presque picturale de certaines compositions mérite qu'on s'y arrête !
La distribution vocale réunie autour de Julian Reynolds se hisse à un très bon niveau global. Pourtant, trois figures marquantes émergent de ce plateau.
Tout d'abord la soprano Amarilli Nizza. Curieusement, le postulat de base semble être, pour elle comme pour les autres chanteurs, d'éviter tout excès expressionniste, tout vérisme abusif. La soprano lyrique italienne possède une voix, du volume et de la tenue de son, cela ne fait aucun doute. Mais son effondrement en découvrant la mort de son amant, son suicide au couvent ou son amour à défendre vis-à-vis de son père ne sont nullement utilisés comme autant de moyens d'en rajouter dans la surenchère lacrymale. On appréciera ou non, mais l'optique se défend dans une expression musicale modérée qui fait souvent défaut au rendu stylistique des opéras de Puccini. Il sera donc possible de trouver son chant assez froid dans le très attendu "Senza mamma, o bimbo, tu sei morto" de Suor Angelica, ou encore dans le "O mio babbino caro" de Gianni Schicchi, étrangement décalé vers le tragi-comique. Les grands élans dramatiques dont sont parés ces airs fameux ne sont aucunement de mise ici, et chacun pourra apprécier à sa manière cette optique pour le moins surprenante.
Annamaria Chiuri, nous l'avons dit, se démarque franchement de la distribution par ses costumes extravagants. Mais ceci n'empêche aucunement la mezzo-soprano de tirer son épingle du jeu dans les diverses tenues qu'elle arbore sur scène : clocharde invraisemblable issue d'un film de Jean-Pierre Jeunet, figure puissante d'ange de la mort glacial surmonté d'un chapeau-corbeau, et autre tante envieuse rongée par l'avarice…Enfin, le baryton Alberto Mastromarino met en avant une stature physique imposante qui, paradoxalement, bien que parfaitement à l'aise dans le personnage rongé de jalousie et meurtrier de Michele, est en décalage avec sa prestation vocale qui manque quelque peu d'ampleur. Mais il se montre excellent dans la peau du bouffon profiteur Gianni Schicchi. Son timbre s'épanouit alors, gagne en couleurs et en puissance. Lorsqu'il joue sur le registre comique en contrefaisant le mort, Alberto Mastromarino parvient à s'affirmer sur le plateau malgré les nombreuses allées et venues. Le reste des distributions se montre parfaitement bien choisi. On remarquera en outre le ténor Rubens Pelizzari, à la voix claire et bien sonnante, qui forme un beau couple avec Amarilli Nizza dans Il Tabarro.
Loin de constituer une fausse concurrence aux versions déjà existantes dans le sens d'une redite ou d'une pâle copie, cette production du Triptyque enregistrée au Teatro Comunale de Modène met en valeur des éléments musicaux inattendus et plutôt bienvenus, ainsi qu'une recherche d'effets visuels tout à fait dignes d'intérêt. Un bon point pour remettre sur le devant de la scène ce Triptyque de Puccini qui n'aurait toutefois jamais dû passer derrière…
Lire le test du Blu-ray Il Trittico de Puccini mis en scène par Cristina Pezzoli
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Nicolas Mesnier-Nature