L'Amour des trois oranges trouve son origine dans une fable italienne de Carlo Gozzi, auteur du XVIIIe siècle connu pour avoir remis au goût du jour la Commedia dell'arte au travers de contes féeriques dont le sujet du présent opéra de Prokofiev est tiré. Cet univers parallèle convient parfaitement au Prokofiev des années 1920, toujours à la recherche de la modernité, de l'imprévu et de l'original. Il s'agit, pour cette captation, de la version originale en français créée en 1921 à Chicago. La version russe ne sera créée que 6 ans plus tard à Leningrad.
La parfaite intelligibilité du texte est particulièrement importante dans L'Amour des trois oranges en raison de l'absence complète d'airs, Prokofiev ayant renoncé à cette exigence de l'opéra traditionnel à numéros. Nous évacuerons donc pour commencer le problème de la qualité de la diction française en précisant que la présente distribution est globalement parfaitement honorable malgré les diverses origines des chanteurs. Seuls Béatrice Uria-Monzon (Fata Morgana), Aleksandra Zamojska (Ninette) et Victor van Halem (la Cuisinière) ne donnent pas entièrement satisfaction au regard de la clarté d'élocution. Les chœurs, en revanche, font preuve d'une diction parfaitement compréhensible, ce qui est assez rare pour le signifier.
La féerie musicale, de par sa rareté et sa particularité, prend les chemins d'une exigence individuelle qui touche chaque intervenant. En raison du style musical si particulier de Prokofiev, aucune intervention soliste n'est cependant propre à mettre en valeur des capacités vocales exceptionnelles. Mais le choix des chanteurs réunis sur le large plateau de l'Opéra Bastille s'avère judicieux tant chaque rôle est parfaitement distribué.
Pour L'Amour des trois oranges, c'est au metteur en scène que reviendra la lourde tâche de renouveler continuellement l'enthousiasme du spectateur afin de lui éviter un ennui plombant au vu d'un spectacle qui multiplie les rencontres farfelues et les actions irréelles.
Par chance, le metteur en scène italien Gilbert Deflo a suivi l'esprit original de la Commedia dell'arte qu'il connaît si bien de par ses origines. Ainsi, chaque caractère est associé à un personnage issu directement de cet univers peuplé de personnalités typiques aux attributs bien caractérisés. Pour cet opéra, les chanteurs se doivent de jouer plus que de mesure sans toutefois trop en faire, et sur la scène de l'Opéra Bastille, les interprètes se muent volontiers en méchants grotesques ou en troublions sympathiques… Tous ces personnages évoluent sur une scène transformée en piste de cirque autour de laquelle se trouvent les membres du chœur intervenant sans cesse au cours de l’œuvre.
Mention particulière à Barry Banks, qui fait de son personnage de Trouffaldino un drôle rondouillard qui n'a que la partie inférieure du visage pour s'exprimer. Quant au Pierrot mélancolique de Charles Workman, il rappelle clairement celui du film Les Enfants du Paradis, joué par Jean-Louis Barrault.
Au terme de la représentation, on peut dire que cette production est une réussite, mais aussi qu'il y manque le brin de folie et l'ironie mordante des situations loufoques retranscrits avec talent par Prokofiev dans sa partition. La direction musicale de Sylvain Cambreling, par sa sagesse, passe d'ailleurs à notre goût un peu à côté de l'acidité de certains passages, de la rythmique motorique hachée caractéristique de l'auteur, et de sa verdeur en général. L'Amour des trois oranges se doit de faire rire franchement, ou de déclencher un rire jaune suivant les moments. Or cette belle mise en scène nous laisse plutôt en marge de ces réactions. Mais la rareté de l'œuvre au répertoire nous incite à l'indulgence, d'autant que rien n'est absolument critiquable dans cette version par ailleurs visuellement aboutie.
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Nicolas Mesnier-Nature