On doit à Gérard Mortier l'idée de l'argument de cet opéra, inspiré du livre polémique de Peter Stephan Jungk, Le Roi de l'Amérique, lequel conte de façon partielle et partiale les derniers mois de Walt Disney sous l'angle de la mégalomanie, de l'antisémitisme, du racisme et de la misogynie. Un livre à charge qui aurait pu rester anecdotique si le compositeur Philip Glass ne l'avait pas envisagé comme une manière d'aborder le concept de "grand homme" et de le frotter à l'aune de la contingence, de la petitesse humaine voire de son côté obscur. Pour arriver à ses fins, le livret se base sur les récits d'un personnage fictif, l'animateur Wilhelm Dantine (Donald Kaasch), après que ce dernier a été licencié des Studios Disney. Et c'est très clairement cette base qui rend le livret de l'opéra discutable. Certes, la polémique suscite le buzz, mais entre la romantisation de la vie de Walt Disney que nous prépare la compagnie aux grandes oreilles à travers plusieurs biopics en préparation (à commencer par le très attendu Dans l'ombre de Mary) et cette caricature faisant de Walt Disney un manipulateur extrémiste abject, il y avait à n'en pas douter toute une gamme d’œuvres littéraires dans lesquelles Glass aurait pu puiser sans tomber dans la complaisance. Emporté, peut-être, par la recherche de son propre Citizen Kane, il sombre ainsi dans des travers que les nombreuses et indéniables qualités musicales et scénographique de cette production ne parviennent pas à rendre digestes, à moins que l'on considère, toujours à juste titre, que c'est précisément le livret qui plombe aussi bien l'œuvre que sa réalisation.
En effet, les qualités de cette production de The Perfect American sont nombreuses, à commencer par sa musique. On retrouve ici tout ce que l'on aime dans la musique de Philip Glass : cet oxymore entre la métrique propre aux musiques répétitives et ce rapport presque nostalgique au temps qui passe, définitivement humain et toujours délicatement touchant. C'est aussi ce sens de l'orchestration, qui attire l'oreille par sa délicatesse et son éloquence. On comprend que l'Orchestre du Teatro Real de Madrid ait été transporté par cette nouvelle réussite musicale, qu'il a su servir avec beaucoup d'humilité, mais également de maîtrise, d'équilibre et de pudeur.
Les chanteurs sont également à louer, à commencer par le remarquable Walt Disney incarné par Christophe Purves, au timbre aussi naturel que travaillé, alliant la robustesse à la précision, la dureté à l'humanité. D'humanité, il en est également question avec les seconds rôles que sont Roy Disney (David Pittsinger), Hazel George (Janis Kelly) et Lilian Disney (Marie McLaughlin), incarnant les origines, l'inspiration des contes et la famille avec beaucoup de sensibilité. Un trio d'amour et de raison dans un monde d'extravagance et d'excès, car on n'échappe pas au grotesque dans certains passages choraux, comme dans l'imitation des animaux de la ferme. Mais l'interprétation du chœur madrilène permet de faire passer ces passages proprement ridicules.
Saluons enfin la mise en scène de Phelim McDermott, dont on ne s'étonnera pas considérant son inoubliable travail sur The Enchanted Island. Par un savant arrangement fait de projections sur des supports divers, il rend un véritable hommage au cinéma en général et au cinéma d'animation en particulier. Son Lincoln animatronique se tient également et toute sa scénographie est parcourue de multiples clins d'œil à cet univers. Mais c'est surtout dans sa direction d'acteurs qu'il fait merveille, réussissant, par-delà les contraintes propres à la musique millimétrée de Philip Glass, de donner corps et humanité à ces personnages confrontés à la mort imminente de celui qu'ils considéraient comme l'incarnation d'un idéal mais qui se révèle dans ses derniers instants un extrémiste gonflé d'orgueil et de suffisance.
Grâce au talent de tous ces artistes, l'émotion est là. Elle est "juste" mal employée, au service d'une histoire et d'un portrait aussi injuste que morbide et faisant de cette production qui aurait pu être un véritable événement le simple témoignage en demi-teinte d'un rêve encore inassouvi.
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Jean-Claude Lanot