Kepler est le 23e opéra de Philip Glass. Quel compositeur contemporain peut afficher un tel palmarès lyrique ? Qui eût imaginé, au sortir des années soixante, quand émergea le nom de Philip Glass dans le monde de l’opéra, que 40 ans plus tard, il en serait le compositeur le plus fécond ? En 1962, à peine âgé de 20 ans, l’élève modèle diplômé de la Juilliard School est prêt à apporter sa pierre à l’édifice dodécaphonique alors seule voie présentée comme sérieuse pour un jeune compositeur, même si Poulenc a déjà répondu en 1957 au Marteau sans maître de Boulez de 1954 avec de sublimes Dialogues des Carmélites…
Mais c’est compter sans deux rencontres majeures, auxquelles Philip Glass fera toujours référence : la Française Nadia Boulanger, qui sera 2 années durant un professeur exigeant (Philip Glass affirme que sa musique ne serait pas la même sans ce temps passé à Paris avec cette "Grande Dame" qui lui a appris à "donner toutes ses émotions") et l’Indien Ravi Shankar, qui lui ouvre les portes d’une musique non-occidentale lui permettant de s’échapper d’une scolastique un peu vaine dans laquelle il se sentait déjà étouffer. C’est ainsi qu’il va éprouver très vite le besoin de donner "un grand coup de pied dans la fourmilière sérielle". Une nouvelle grammaire musicale va naître sous ses doigts, aux épithètes nombreux : "répétitive", "minimaliste", voire, avec un brin de condescendance "New Age", mais surtout animée du désir décomplexé de se réapproprier la tonalité via un langage possédant sa propre exigence, éloigné de tout racolage. Tournant donc le dos à cinq décennies obsédées par les séries musicales, les premières œuvres de Philip Glass proposeront une manière de tournis sonore autour de quelques notes seulement ! Cette extrême radicalité était la condition sine qua non pour sortir du sérialisme. Quelques notes hypnotiques et leurs infimes changements, tel était le fameux coup de pied dans la fourmilière !
Einstein on the Beach, opéra de 5 heures sans entracte, créé en 1976 à Avignon dans une mise en scène de Bob Wilson, poussera le système à son paroxysme, malgré quelques plages annonçant en fanfare le retour de la mélodie dans la musique contemporaine. À partir de cette œuvre forcément marquante, entrée depuis dans le patrimoine lyrique, le langage de Philip Glass va progressivement s’enrichir et revisiter tous les genres musicaux, traditionnels : symphonies, concertos, sonates, quatuors, ballets et surtout… Opéras.
Jouée à l’origine par le Philip Glass Ensemble - un orchestre créé par Glass et rompu à l’exigence de son style -, sa musique est maintenant destinée également aux grands orchestres. Sans rien renier du style qu’il a mis en place, son écriture, dont la simplicité n’est qu’apparente, se caractérise par un don mélodique constant, une orchestration très pure, une efficacité imparable, une absence de frontières musicales, ainsi qu’une extrême humanité dans le choix des sujets. Parmi ceux-ci, il apparaît que le genre biographique est celui qui occupe la première place. À côté de sa très inspirée trilogie Cocteau composée de La Belle et la Bête, Orphée et Les Enfants terribles, on trouve, autour d’Einstein on the Beach, Satyagraha (son opéra sur Gandhi) et surtout le chef-d’œuvre Akhnaten. Suivront The Voyage (sur Christophe Colomb), Galileo Galilei et, en 2009 donc, ce Kepler, auquel il ajoutera en 2013 The Perfect American sur Walt Disney !
Commande de l’Opéra de Linz en hommage à un "enfant du pays" (le célèbre astronome a vécu à Linz de 1612 à 1627, en plein cœur de la Guerre de Trente ans), ce Kepler s’apparente davantage au genre "oratorio". Comme souvent chez Glass, le livret ne suit pas ici une dramaturgie classique : un Prologue et un épilogue enchâssent deux Actes qui proposent davantage une succession d’états d’âme qu’une trame narrative.
Le livret de Martina Winkel, dont les premiers vers sont l’épitaphe latine de la tombe de Kepler – "J’ai mesuré les cieux, à présent je mesure les ombres terrestres" -, fera alterner 5 poèmes introspectifs de Gryphius (poète contemporain de Kepler, profondément marqué lui aussi par les atrocités de la Guerre de Trente Ans), les questionnements du scientifique à l’Acte I, les questionnements de l’homme à l’Acte II, et même le début de la Genèse. Tous ces axes brossent un portrait très introspectif de l’astronome qui, à la suite de Copernic, a peu à peu pris conscience que, si l’Univers a été créé par un Dieu, ce dernier était animé par une obsession des chiffres (il est question ici de polyèdre, de dodécaèdre, de tétraèdre, d'isocaèdre…). Il eut à cœur de démontrer, à contre-courant de l’obscurantisme de son temps, que les planètes ne tournaient pas en formant un cercle parfait mais en suivant une courbe elliptique. Il parla de la Musique des sphères, perceptible seulement par l’esprit…
Tous ces moments de questionnements existentiels qui pourraient paraître arides renvoient en fait le spectateur à ses propres questionnements, aidé en cela par le langage extrêmement prenant de Glass auquel il est difficile de résister, même si on est en droit de le trouver ici moins inoubliable au pur plan mélodique que ses chefs-d’œuvre Akhnaten ou La Belle et la Bête.
Alors que Philip Glass est probablement le compositeur qui exprime le mieux la mélancolie du monde moderne, celle du monde de Kepler l’inspire de même comme dans la Question 2 à l’Acte I, sur la très belle mélodie "Ohne echtes wissen ist das Leben tot".
L’opéra, composé de scènes assez courtes, est chanté principalement en allemand, mais aussi en latin. Une première chez Glass qui s'est déjà montré on ne peut plus polyglotte dans ses compositions puisque sa musique, outre l’anglais et le français, a déjà résonné en sanskrit, en égyptien ancien, en onomatopées, en chiffres…
Partant de la tombe de Kepler pour nous y ramener à la fin de l'œuvre, la mise en scène de Peter Missotten parvient à être spectaculaire : elle part du plateau vide auquel seront adjoints quelques néons célestes, une gigantesque structure métallique venue des cintres pour recouvrir les protagonistes créant une manière de vertige existentiel très approprié, le tout ponctué de quelques discrètes vidéos lancinantes (un œil, des étoiles, des figures géométriques…). Le grill des projecteurs s’abaissera même lui aussi jusqu’au sol. Le metteur en scène utilise également de façon quasi-permanente le plateau tournant du théâtre, et de façon extrêmement convaincante. Pas vraiment de choc esthétique dans cette production où l'on regarde beaucoup vers le ciel, mais un univers nocturne qui se révèle assez prégnant et très en phase avec la musique de Glass, ici plus cosmique que jamais, exprimant l’inexprimable : le mouvement incessant, la profondeur de l’infini, et la fameuse Musique des sphères énoncée par Kepler.
On ne sort jamais indemne d’un opéra de Philip Glass et c’est le cas également avec ce Kepler. Lorsque la salle se rallume, on a l’impression de devoir retomber sur Terre, ce qui est le gage d’une expérience vécue de l’intérieur. Mais n'est-ce pas là ce qu’ont souhaité les artisans de cette aventure spatio-temporelle ? Saluons ici la très bonne captation de Felix Breisach.Martin Achrainer - déjà l'Orphée de Philip Glass sur cette même scène en 2007 - est bien connu du public autrichien qui ne lui ménage pas ses applaudissements. Quasi omniprésent en Kepler, on sent qu’il croit en cette musique nouvelle. Son timbre de baryton – il ferait un excellent Wolfram - et sa noble tenue scénique émeuvent autant que le grand homme qu’il fait revivre. Kepler est le seul personnage nommé, alors que les 6 solistes qui l’entourent ne sont désignés que par leur tessiture. Leur costume et leur jeu de scène indiquent qu’ils représentent les 6 planètes en giration autour de Kepler, lequel dialoguera avec elles à de nombreuses reprises.
Tous ces solistes sont très sollicités par la partition qui les dote sans conteste d'un lyrisme généreux. Il en est de même du chœur pour lequel Glass a toujours aimé écrire de puissants ensembles (à l’Acte I, les irrésistibles Polyeder et Gryphius 2.)
Lui aussi très applaudi par une salle convaincue, Dennis Russell Davies, Directeur musical du Landestheater, sait que le temps des pionniers est fini et que cet opéra de Philip Glass ne se réduit pas à une simple parenthèse entre Wagner et Bruckner. Il dirige ce Kepler comme un classique du XXe siècle et sa battue galvanise un Bruckner Orchester aussi à l’aise dans les déferlements cosmiques que dans la mélancolie des sphères… C’est d’ailleurs avec un nouvel opéra de Glass que la formation célébrera l’ouverture du nouvel Opéra de Linz en avril 2013…
Dans la mesure où il existe très peu de DVD d’opéras de Philip Glass (Satyagraha dans une version très originale d’Achim Freyer chez Arthaus Musik ; La Belle et la Bête chez Criterion, où le film de Cocteau bénéficie d’une bande-son à la Poulenc entièrement chantée, et c’est tout !), on a envie de saluer cette parution en espérant que d’autres suivront. Elles permettront d’écrire l’histoire de cette musique originale et populaire qui mérite d’occuper un peu de la place squattée depuis longtemps déjà par les Carmen, Pelléas et autres Traviata.
À noter : L'éditeur ne propose aucun livret à l'intérieur du boîtier DVD. Ce programme n'est pas sous-titré. Décevant…
Jean-Luc Clairet