Claude-Achille Debussy a composé Pelléas et Mélisande en réponse à Richard Wagner. Il n’a pas cherché à composer d’après Wagner mais après Wagner, et à la formule du grand Richard qu’il trouvait très surlignée, il a répondu par les non-dits de Pelléas, ouvrant un chemin sans fin à la musique lyrique…Or ce Pelléas et Mélisande venu d’ailleurs nous réserve une bien belle surprise. Cette production nous donne d’abord l’occasion de nous remémorer que Nikolaus Lehnhoff, qui fut l’assistant de Wieland Wagner à Bayreuth et travailla avec Karl Böhm, est un excellent metteur en scène. Personne n’a oublié la folle et si payante audace de son Tristan et Isolde en 1971 à Orange, où il avait, bien avant le merveilleux et récent rituel de Peter Sellars à l'Opéra Bastille, osé lui aussi une mise en scène spectaculairement dépouillée - ce n’est pas contradictoire - en masquant le célèbre mur d’Auguste d’une immense toile blanche devant laquelle une ceinture de projecteurs crucifiait Birgit Nilsson et Jon Vickers mis en valeur comme jamais. Si les orfraies qui avaient fait entendre leurs cris n’en sont toujours pas revenues, les autres lui décernent sans hésitation la palme du spectacle le plus marquant des Chorégies.
Son présent Pelléas et Mélisande, monté à Essen en 2012, a tout compris des enjeux de l’œuvre, de la délicatesse d’approche de Debussy au symbolisme de Maeterlinck. Cet opéra unique qui a tant fait jaser et bien davantage. En effet, qui n’a jamais ri à "petit père", à "ne me touchez pas ou je me jette à l’eau", ou encore à ce "je vais dire quelque chose à quelqu’un" ?
Lehnhoff raconte cette étrange histoire au moyen d’un superbe décor chargé de figurer le royaume d’Allemonde. Ce royaume dont le nom est une contraction franco-allemande, comme le fait remarquer Lehnhoff, de "tout le monde" et de sa traduction allemande "Alle welt", ce qui signifie donc "nulle part mais partout et tout à la fois". Allemonde, véritable nécropole, prison, grotte et surtout symbole vivant d’un espace intérieur.
Ce décor imaginé par Raimund Bauer représente un bunker de noir laqué, aux multiples ouvertures, qui pourrait apparaître classique mais dont les sobres et toujours belles transformations, en plus de convenir idéalement aux différents lieux du drame, attirent constamment l’œil. Ce véritable espace mental est éclairé par Olaf Freese comme le ferait Robert Wilson, c'est-à-dire sublimement. Mais un Bob Wilson qui aurait souhaité utiliser un décor sur scène… Tout est là : la forêt pourtant sans arbres, la terrasse, la fontaine des aveugles, la tour avec une Mélisande dédoublée et des cheveux d’une longueur inouïe et pourtant plausible, la grotte et son rayon de lune, les souterrains, la chambre, bien sûr…
À l’Acte V, derrière Mélisande, un très beau rayon lumineux vertical, que l’on croirait sorti d’Einstein on the beach ou d’un des magnifiques spectacles de Joël Pommerat, fait office de fenêtre cosmique ouverte sur l’extérieur tout en donnant l’impression d’épingler la jeune femme mourante sur son dernier lit. Dans cet espace, idéal écrin des âmes en survie, le spectateur est à même de ressentir l’enfermement dans ce mortifère royaume d’Allemonde, jusqu’aux dernières notes, où les murs glissent enfin jusqu’à la disparition, faisant entrer un vent de libération nécessaire à l’anéantissement de cet univers claustrophobique. Une mort de Mélisande vue comme "une sorte de coming Home", explique fort justement Lehnhoff.
À la fin de chacune des courtes scènes de l’opéra de Debussy, dès que retentissent les magnifiques interludes parsifaliens, ajoutés fort heureusement par le compositeur après coup pour d’imprévus changements de décors, la couleur bleu roi éclabousse subtilement un immense tulle en avant-scène qui fait disparaître puis apparaître les images. D’une grande portée poétique, cet effet sera même amplifié, au début de l’Acte I, par la projection de quelques brumes à même de nous conduire dans ce monde sans âge où le temps semble s’être arrêté. À l'Acte III, le tulle sera envahi par l’apparition d’une immense chevelure enveloppante, d’un subtil érotisme, aspect non négligeable de cette production où tout est d’une infinie délicatesse, d’une logique évidence.
La seule et tout de même dommageable réserve esthétique que l’on peut porter sur ce beau spectacle concerne les costumes d’un autre âge pour les hommes. Handicapant les chanteurs de lourds manteaux ou de pesants pantalons échancrés, et même si l'on saisit bien que même les habits sont des camisoles à Allemonde, ils nous semblent contredire la beauté générale de l’approche visuelle. Ces costumes, hélas, pourront hélas donner, si on s’en tient aux seules photos, l’image d’un spectacle un peu compassé, ce que ce Pelléas et Mélisande n’est nullement. On comprend finalement d’autant mieux que Pelléas ait envie de tomber la chemise pour la scène de la tour, du coup d’une sensualité bienvenue…
La très attentive direction d’acteurs fait écho chez des chanteurs très concernés. Les rôles-titres sont crédibles en tout point. La diction française des deux protagonistes est d’excellente tenue, même si elle ne peut masquer quelques micro-inflexions venues d’ailleurs mais sans aucune espèce d’importance. Merveilleux Billy Budd à Glyndebourne, le baryton sud-africain Jacques Imbrailo est, à Essen, un tout aussi beau Pelléas. Son français très maîtrisé ne donne jamais l’envie d’activer les sous-titres… On trouvera la même excellente diction de la part de la mezzo-soprano autrichienne Michaela Selinger, idéalement distribuée à son partenaire. Sa voix chaleureuse et son jeu habité lui permettent de camper une Mélisande qui ne minaude jamais, à la fois incarnée mais immatérielle, sacrificielle aussi.
Les deux amants sont entourés dans tous les sens du terme par le Golaud impérial de Vincent Le Texier. Sa prononciation impeccable - ce qui n'est pas donné à tous les chanteurs français ! -, est une vraie leçon. Son Golaud, qui n’est pas que le méchant de l’histoire mais aussi un homme réellement amoureux de sa jeune épouse, ne nous donne pas envie de jouer au jeu des comparaisons. C’est dire combien l’incarnation du chanteur français est parfaite. La façon dont il exprime "Je suis trop vieux", à l’Acte IV, est tout simplement déchirante.
Wolfgang Schöne est lui aussi un artiste bien chantant pour l’Arkel consolateur et bienveillant que l’on connaît. Seule la Geneviève de Doris Soffel, pourtant parfaite diseuse, ne peut cacher le poids des ans sur une voix à laquelle on n’est pas habitué dans ce rôle, plus proche de celle d’une Madame de Croissy. Mais après tout pourquoi pas ? Cette Geneviève à la voix inédite est elle aussi très crédible au sein du monde de morts-vivants de Maeterlinck. Quant au court rôle du médecin, il est parfaitement bien dessiné par le timbre très distinct et la silhouette de Mateusz Kabala.
Reste le cas Yniold. Le plus souvent distribué - hélas selon nous ! - à une chanteuse, la partie de soprano est ici confiée à un soprano. Comme dans l’enregistrement de Boulez, Lehnhoff a fait le choix d’un jeune garçon pour incarner le fils de Golaud. Il serait malhonnête d’affirmer que la véhémence de l’orchestre n’étouffe pas parfois la projection du jeune Dominik Eberle. Mais nous continuons à préférer cette solution, et même au disque, qui permet vraiment de ne pas briser la vraisemblance dramaturgique, même si cela se fait au détriment de quelques notes. Un bon point supplémentaire pour ce spectacle.
Stefan Soltesz a lui aussi tout compris de Pelléas et Mélisande, et sa direction fait sonner magnifiquement un Essener Philharmoniker tout en couleurs et en mystère. Dès le "il était une fois" des premiers accords, on n’a aucun doute. Le voyage si original proposé par Debussy se fera avec la délicatesse sonore appropriée.
La captation de Marcus Richardt est magnifique. Il ne manque rien de chaque mouvement du décor, toujours considéré par le réalisateur, ainsi que l’a voulu le metteur en scène, comme un des personnages principaux du drame. Étonnons-nous seulement de l’apparition bien inutile sur l’écran, au début de chaque scène, de résumés de l’action en anglais, lesquels précisent le lieu, mais hélas aussi, éventent tout suspense en narrant par le menu tout ce qui va se dérouler sous nos yeux !
Succédant au récent rêve éveillé de Robert Wilson à Paris, cette mise en scène de Pelléas et Mélisande à Essen, plus classique, n’a sans doute pas les mêmes chances d’entrer dans l’Histoire. Elle permet néanmoins de passer une belle et très intelligente soirée d’opéra, et, contre toute attente, loin de la poussière que beaucoup de mises en scènes passées ont déposée sur le chef-d’œuvre de Debussy…
Lire le test du DVD Pelléas et Mélisande mis en scène par Nikolaus Lehnhoff à Essen
Retrouvez la biographie de Claude Debussy sur le site de notre partenaire Symphozik.info
Jean-Luc Clairet