Difficilement remis de la récente vision exemplaire, et sans doute appelée à faire date, de François Girard pour son Parsifal au Metropolitan Opera de New York en février 2013, il nous faut un peu de temps pour entrer dans la nouvelle mise en scène conçue, cette fois à Londres, par Stephen Langridge. De fait, celle-ci peine un bon moment à exister, tant notre souvenir de la précédente persiste. Pourtant, le décor d'Alison Chitty est splendide. La géométrie parfaite d'un cube, tour à tour opaque ou translucide, posé sur un second carré horizontal au sein d'une clairière d'anthracites troncs d'arbres lisses, devient l'idéale boîte de Pandore de toutes les images nécessaires à la narration. Ce décor unique, pas si éloigné que cela du disque de Wieland Wagner à Bayreuth, caressé par de sublimes éclairages, sera un des points forts du spectacle, surtout lorsque la caméra en montrera l'intégralité. De plus, il saura parfaitement accompagner la totalité du plus long opus de l'histoire de l'art lyrique qu'est Parsifal.
Affirmons d'emblée que le spectacle réglé par Stephen Langridge narre plutôt bien le livret complexe de Wagner, mais qu'il gagne à être vu en plan large. Les très nombreux gros plans de cette captation révèlent en revanche une direction d'acteurs plus appliquée qu'inspirée. Comparer le Gurnemanz de René Pape dans sa version irradiée de l'intérieur de François Girard avec celui-ci, plus scolaire, ne rechignant pas, au début de l'Acte III notamment, à river l'œil sur le chef, suffit à définir ce qui fait pâlir le soleil de cette nouvelle version. L'ensemble de la distribution, chœur compris, semble ici obéir aux consignes d'un metteur en scène plutôt que de les avoir intégrées. Quelques moments exceptés, on sera rarement transporté par un déroulé scénique qui nous apparaîtra en général comme plaqué sur une musique sublime.
Au crédit des bonnes idées cependant, on citera le rire originel de Kundry, ici plutôt cri à la Münch, nœud de l'affaire exposé dès le Prélude, et qui se démultipliera sur des visages de filles-fleurs d'abord inquiétantes… La souffrance d'Amfortas est également citée d'emblée, avec la vision récurrente, comme chez Stefan Herheim à Bayreuth, du lit, réceptacle de la maladie et de la jouissance.
Forte impression est faite par les différents visages de Kundry : chauve, à la garçonne, crinière rousse, et enfin paisible chevelure blonde. Impression aussi par une glaçante fin d'Acte II avec une Kundry déchaînée qui crève littéralement les yeux de Parsifal. On comprend enfin pourquoi celui-ci mettra si longtemps à retrouver le chemin du Graal…
On sera enfin secoué à la fin de l'Acte III, où l'avancée en déambulateur de l'extraordinaire Gerald Finley-Amfortas parvient à illustrer la Verwandlungsmusik, avant d'être ému aux larmes par le départ de ce dernier, main dans la main avec Kundry.
À l'opposé, quelques idées extrêmement étranges et peu convaincantes côtoient cependant les réussites : sur le moment essentiel de la partition qu'est la Cérémonie du Graal, le cube s'ouvre, après la fascinante image de deux mains plaquées en ombre chinoise sur sa face aveuglante de lumière. Un enfant en sort, nu, en tenue christique. On lui entaille l'aine, le sang coule, il s'évanouit puis, d'une simple main, posée sur son épaule, on s'y régénère… À l'Acte III, le même personnage devenu adulte s'apprête un instant à sortir à nouveau du cube, mais on l'y refoule aussitôt. Étrange !
On voit aussi, à l'issue du sacrifice, quelques Chevaliers du Graal partir dans le Monde, revolver à la main. Un Monde forcément contemporain, donc…
La distribution offre en revanche les plus grands bonheurs. Celle du Parsifal du Metropolitan, hormis la Kundry de Katarina Dalayman, tutoyait les étoiles. Celle de Londres, Parsifal excepté, fait de même, malgré le contexte plus appliqué que l'on vient de décrire.
C'est l'Amfortas de Gerald Finley qui remporte la palme de notre enthousiasme. Qu'il incarne Hans Sachs avec David McVicar ou Oppenheimer avec Peter Sellars, doté d'une voix somptueuse mais avant tout naturelle, ce magnifique chanteur est toujours crédible scéniquement. Même muet, cloué dans le lit de cette nouvelle mise en scène, Finley existe. À lui seul il parvient à hausser le final de cette production à un haut niveau d'émotion et à faire jeu égal avec la prestation hallucinée de Peter Mattei chez François Girard.
Angela Denoke se tient sur le même niveau d'excellence. Sa Kundry, probablement la plus belle du moment, est appelée à faire date. Waltraud Meier a une héritière ! Le timbre est d'une grande beauté. Avec la classe de cette artiste hors pair, le lent duo de l'Acte II est à recommander à tous ceux qui ont toujours trouvé cette scène un peu longuette. Si on la place un cran au-dessous de Finley, c'est qu'elle ne parvient pas toujours, selon nous, à transcender les consignes du metteur en scène, peu aidée qu'elle est, il est vrai, par sa troisième coiffure, une perruque rousse posée de guingois, qui semble elle aussi souligner le côté quelque peu plaqué de cette mise en scène. Les nombreux gros plans n'épargnent pas ce détail, bien sûr invisible depuis la salle. La chanteuse avoue très justement dans son interview à Tutti-magazine que la présence des caméras peut amoindrir la liberté de jeu. On ne peut s'empêcher de se dire qu'Angela Denoke aurait davantage brûlé les planches à New York qu'à Londres et que, sans état d'âme aucun, l'on procéderait volontiers à un petit échange de Kundry entre les deux productions !Par ailleurs, René Pape est bien chantant, mais comme tous les Gurnemanz, rongé par l'ombre indéboulonnable de Hans Hotter. Willard White, naguère Wotan, ici méchant de la plus haute séduction, ne fait qu'une bouchée de terreur du rôle de Klingsor, et le jadis si décrié Robert Lloyd est très crédible en Titurel.
Nous avons gardé pour la fin le Parsifal de Simon O'Neill. Le costume de son entrée à l'Acte I est redoutable, et on ne peut se défendre d'en vouloir au metteur en scène de l’avoir doté ainsi de cet arc ridicule taillé dans une roue de bicyclette ! Dans les suppléments du programme, l'on voit O'Neill en jeans/chemise noire, offrir une silhouette pourtant beaucoup crédible que dans cette tenue traditionnelle d'homme des bois. Puisque les costumes de ce Parsifal sont plutôt contemporains, pourquoi n'avoir pas fait ce choix pour le rôle-titre au lieu de celui du benêt habituel ? Klingsor ne dit-il pas à l'Acte II "Er ist schön, der Knabe" ? Certes, François Girard avait Jonas Kaufmann à New York. Simon O'Neill, dans la vision de Langridge, n'est absolument pas crédible et ressuscite pour notre effroi l'époque que l'on croyait révolue des Schnorr von Carolsfeld. La voix est pourtant splendide, tout à tour puissante, capable des plus belles demi-teintes et intelligemment conduite dans sa compréhension du texte. Mais dans cette version, l'on se dit que Simon O'Neill est un Parsifal de studio, non la bête de scène qu'exige l'opéra vivant, et a fortiori une captation vidéo.
La direction d'Antonio Pappano se montre d'une lenteur touffue. Assez puissante, avare en révélations mais honnête et bien en place, elle ne donne le frisson que lorsque les chanteurs se mettent à brûler, comme à la fin du deuxième Acte, avec Simon O'Neill et Angela Denoke ivres de leurs voix.
La captation du réalisateur Jonathan Haswell est quelque peu erratique. Si elle maintient un bon équilibre entre les gros plans et les plans d'ensemble, elle rate la plupart des nombreux changements de lumière essentiels du spectacle. Le dernier plan est carrément celui qu'il fallait surtout éviter, et il nous prive du départ du couple vedette Kundry/Amfortas côté jardin, de Parsifal au fond, et offre de surcroît une perspective sans magie d'un décor qui en regorgeait.
On ne pourra pas ranger ce solide Parsifal londonien au premier rang, celui de François Girard à New York ou de Claus Guth à Zurich, mais ses atouts vocaux sont indéniables. Davantage fête musicale que visionnaire, cette version, presque traditionnelle de lisibilité, comblera les nombreux amateurs des différents chanteurs qui tentent de l'habiter et, parfois, y parviennent.
À noter : Les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1 (181’30) ; l’Acte III sur le DVD 2 (85’52).
Lire le test du Blu-ray Parsifal mis en scène par Stephen Langridge au ROH de Londres
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Jean-Luc Clairet