Les Noces de Figaro est un opéra si théâtral qu'il exige de véritables chanteurs-acteurs et que la géniale musique soit chargée d'un élan et d'un enthousiasme qui ne fléchissent pas durant près de trois heures. Autant dire qu'un enjeu de taille attend chanteurs, musiciens et metteur en scène. Nous avons déjà eu maintes fois l'occasion de nous attarder sur les différents points de vue qu'il était possible d'adopter lors d'une adaptation musicale et scénique des Noces. Mais, des élans les plus débridés du Sydney Opera House, au classicisme confortable le plus morne de la Scala de Milan en passant par le dramatisme salzbourgeois le plus sombre, de nombreuses possibilités demeurent toujours offertes aux artisans d'une nouvelle production.
Nous ne cacherons pas l'immense plaisir que nous avons eu à visionner cette captation du réalisateur François Roussillon réalisée à Glyndebourne en août 2012. D'une part en raison de la magnifique mise en place visuelle imaginée par le metteur en scène Michael Grandage, d'autre part pour l'éminente qualité du plateau vocal rassemblé en cette occasion.
Dans Les Noces de Figaro, la mise en scène influence les comportements à venir des interprètes. Situées dans au début des années 1970, ces Noces s'inscrivent d'emblée dans un monde qui n'est plus le nôtre, celui coloré et gai d'une société libérée du conservatisme de la génération qui l'a précédée. Un monde de libérations, d'innovations et de décloisonnements sociaux. Si, a priori, les statuts de comte et comtesse, de servantes ou de valets peuvent nous apparaître quelque peu décalés par rapport à la décennie choisie, l'ambiguïté et les échanges sexuels, comme les aventures croisées et les jalousies sont bien le lot de toute époque et s'identifient parfaitement à celle choisie par Michael Grandage. Nous saurons apprécier en outre la retenue, à la limite du hors-sujet, dont fait preuve Ben Wright qui chorégraphie et modifie cette "Folle journée", ou plutôt cette "journée de contrariétés". On ne court pas dans tous les sens dans ce palais de riches bourgeois, curieuse demeure de style mauresque qui aurait très bien convenu à un Enlèvement au sérail. Pour autant, les déplacements sont fluides, tout comme les transitions se montrent souples d'un tableau à l'autre. Le décorateur Christopher Oram, soutenu par les lumières de Paule Constable, réussit à faire de ses décors très travaillés et criants de réalisme un écrin d'une grande beauté. Leur réalisation est des plus soignées, et notre plaisir visuel en devient comblé.
Les chanteurs revêtent des habits aussi chamarrés que les murs qui les entourent. Mais, outre leur raffinement, ils reflètent intelligemment la psychologie de ceux qui les portent, et le plateau vocal trouve aisément ses marques dans cet univers que l'on qualifierait aujourd'hui de "bobo". De plus, contrairement à ce que l'on pourrait craindre, la presque surcharge de détails architecturaux n'engendre aucune outrance dans le jeu des artistes. La maîtrise des gestes, les déplacements mesurés et l'absence de comportement caricatural sont un vrai bonheur dans la mesure où ces partis pris ne diminuent en rien leur efficacité. Voilà en vérité du très bon théâtre musical qui sonne aussi juste que, globalement, la qualité vocale des interprètes réunis ici.
Vito Priante est un Figaro parfaitement égal tout au long de l'œuvre : une voix d'une maîtrise totale, naturellement souple et veloutée, jamais dans la dureté ou les gros sons. Ce Figaro-là n'est pas un valet, mais plutôt un invité ou un ami du Comte qui fait part égale avec lui, et ses expressions soulignent la finesse et la noblesse des attitudes.
La Susanna de Lydia Teuscher excelle dans la facilité et l'aisance, et les notes graves sont aussi assurées que les aigus sont aériens. Elle campe un double féminin de Figaro avec du caractère et de la fragilité en même temps.
Le Comte d'Audun Iversen, avec ses grandes moustaches de conquistador, réussit là aussi à combler nos attentes. Son personnage gère le quotidien dont il est victime sans pour autant sombrer dans l'outrance des grosses colères grotesques ou de la bouffonnerie.
Almaviva est ici un bourgeois qui ne comprend pas tout mais qui garde du recul vis-à-vis des manigances de ses proches sans tomber dans la psychose. Sa voix rejoint stylistiquement celle de Figaro, très flexible, sans effets, et montre une tenue admirable.
La Comtesse de Sally Matthews est tout en mobilité, non trop tourmentée par les frasques et l'abandon marital. On émettra une toute petite réserve quant à la pureté de sa voix dans laquelle flotte en permanence un vibrato ainsi qu'une certaine neutralité, lesquels conduisent à nous laisser assez indifférent face aux deux airs pourtant inoubliables que lui a confiés Mozart.
La très photogénique Isabel Leonard joue un Cherubino ni niais ni trop perturbé par la gent féminine. Ses brèves interventions vocales sont idéales.
Andrew Shore constitue l'autre petite déception de la distribution. La voix est fluctuante mais montre heureusement encore suffisamment de tenue pour proposer un Bartolo pas aussi antipathique que la plupart du temps.
La Marcellina d'Ann Murray est en revanche très réussie, et le retournement de situation auquel elle est confrontée à l'Acte III est du meilleur effet comique. Sarah Shafer campe une Barberine légère et à peine angoissée par la disparition de l'épingle compromettante fermant la lettre. Son jardinier de père ne fait pas songer à un ivrogne, et Basilio, rouquin sournois, n'a malheureusement pas les moyens de développer son art étant donné que l'air de l'Acte IV est supprimé.
Tous les personnages de cette production ont l'âge de leur rôle, et une grande homogénéité caractérise le plateau vocal, dont la maîtrise des effets directement issus du monde du théâtre évite la lourdeur d'un comique grossi et populaire. Michael Grandage adoucit, voire neutralise complètement, la sévère critique sociale de la pièce de Beaumarchais en plaçant dans une époque proche de nous ses propres personnages du quotidien réinventés. La perception d'ensemble risquerait presque de paraître trop uniforme, mais la dynamique associée à un choix de tempi rapides conduits par Robin Ticciati réussissent à insuffler juste ce qu'il faut d'entrain pour emporter le plateau au-delà d'une simple réussite. Alors, on n'hésitera pas à placer ces Noces de Figaro au côté du Cosi fan tutte de Berlin dirigé par Daniel Barenboim, dont les similitudes visuelles sont, au final, assez proches. Quoi qu'il en soit, ces Noces de Figaro représentent un remarquable choix.
À noter : Les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1 (93’19) ; les Actes III et IV sur le disque 2 (77’39). Curieusement, ce programme ne propose pas de sous-titres italiens.
Lire le test du Blu-ray Les Noces de Figaro à Glyndebourne en 2012
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Nicolas Mesnier-Nature