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Mozart, c'est avant tout pour le grand public la symphonie, le concerto et la voix, et moins la musique de chambre ou le clavier seul. La totalité du cycle des Sonates pour piano s'avère bien plus rare en concert que celui de Beethoven, pourtant autrement plus ardu. Aussi, le voir confié à un interprète de la trempe de Daniel Barenboim pour la vidéo constitue un plaisir dont on ne saurait se priver.
Ce plaisir sonore, sur lequel nous allons revenir, a été capté dans deux grandes salles à l'architecture rococo. De ce fait, nous avons l'impression d'assister à un récital dans des lieux où le public contemporain de Mozart aurait pu prendre place. Du reste, l'absence totale de spectateurs durant ces captations qui se sont échelonnées de 1988 à 1990 déroute quelque peu : seul face au clavier et aux caméras, Daniel Barenboim joue, impassible, la succession de Sonates de manière chronologique. Or pour nous, spectateurs, ceci engendre une certaine monotonie qui se dégage des quelque 6 heures passées devant l'écran ! D'autant qu'avec ses trois mouvements, la structure de la sonate mozartienne demeure immuable. Qui plus est, les prises de vues obéissent elles aussi à un rituel quasi métronomique de succession de plans et de travellings d'une régularité tout académique.
En revanche, et même heureusement, l'écoute continue de la première à la dernière sonate couvre une période de composition allant de 1774 à 1789. Ces quinze années n'ont pas vu une succession régulière dans la production de Mozart, et nous pouvons de ce fait percevoir plus aisément l'évolution de son style d'un groupe de Sonates à l'autre. Cette approche est moins évidente dans le cas d'une écoute ponctuelle des mêmes œuvres.
Fidèle à un instrument moderne, le pianiste appuie son jeu sur quelques éléments qui en font tout le sel : tout d'abord des tempi relevés, pour ne pas dire rapides, pour les mouvements I et III des Sonates. Les déplacements sur les claviers de l'époque de Mozart, aux touches plus étroites, ainsi que leur mécanique beaucoup moins lourde, permettaient alors des traits et des doigtés d'une autre aisance que sur les pianos modernes. Ce choix de la rapidité correspond donc bien à l'esprit et au contenu de ces parties. De plus, si rien ne laisse supposer que l'on jouait forcément plus vite qu'actuellement, rien non plus ne laisse entendre que les mouvements lents étaient plus lents. Barenboim choisit la modération pour la partie centrale des Sonates, dans une valeur plus proche de nos habitudes d'écoute, sans toutefois tomber dans un romantisme anachronique mal venu ici. De fait, une lenteur excessive semble bien être l'apanage d'une époque, comme la vitesse à tout prix l'est pour une autre. Avec ces Sonates, Barenboim réconcilie les extrêmes.
La sonorité du Steinway de concert, clair, lumineuse et brillante, représente un bon compromis quant au choix du clavier. En outre, nous ne sommes écrasés ni par trop de poids ni trop de rondeur de l'instrument, préjudiciables pour cette musique. Parallèlement, l'intelligence de l'interprète permet de développer un toucher en phase totale avec son piano, à la fois léger, sonore mais sans violence. Avec le scintillant des aigus, le relief des basses, la douce présence du médium, toutes les gradations sonores sont permises. L'utilisation limitée de la pédale, à peine plus présente pour les dernières Sonates, manifeste une intention de clarté, comme le choix de phrasés remarquablement structurants.
Le Mozart de Barenboim n'est pas un Mozart de salon, superficiel, mondain et davantage destiné à plaire qu'à faire réfléchir. Il évite le piège qui consisterait à s'enfermer dans un module immuable qui passerait toute cette musique à la moulinette du consensus prudent. Les prises de risques sont évidentes dès la Sonate No. 1, avec une vitesse étonnante pour le premier mouvement, lequel donnera le ton à tout l'ensemble. Lorsque, au cours d'un mouvement, la tonalité bascule du majeur au mineur, opportunément le pianiste retient alors le tempo pour se plier à ce que Mozart exprime à ce moment précis. Puis, à l'endroit voulu, il reprend de plus belle la direction initiale. Là réside sans aucun doute un jeu parfaitement mûri et une véritable interprétation, car il ne s'agit pas de s'approprier la musique pour la faire entrer dans son système interprétatif mais, au contraire, de se plier à ce qu'elle signifie afin de ne pas se placer hors sujet.
Si le grand piano moderne tel que le joue Daniel Barenboim n'a rien à voir avec l'instrument pour lequel Mozart composa ses Sonates, on peut toutefois préciser que le compositeur était toujours à l'affût – et il n'était pas le seul ! – du moindre développement technique qui lui permettrait d'avancer dans son Art. On pourra se reporter utilement à la lettre écrite par Mozart à son père le 17 octobre 1777, dans laquelle il exprime son admiration pour les nouveaux pianos de Stein. Si Mozart avait vécu 80 ans, n'aurait-il pas composé pour le piano de Chopin ou de Liszt ? Ayons l'honnêteté d'avouer que ces Sonates, pourtant si difficiles à appréhender dans leur intégralité, sont absolument convaincantes sous les doigts de Daniel Barenboim !
À noter : Les Sonates pour piano de Mozart No. 1 à 6 sont proposées sur le DVD 1 (85'48) ; les Sonates No. 7 à 13 sur le DVD 2 (130'26) ; la Fantaisie en ut mineur et les Sonates No. 14 à 18 sur le DVD 3 (95'20).
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Nicolas Mesnier-Nature