Se lancer dans Les Noces de Figaro, c’est a priori partir pour une "folle journée". La mécanique bien huilée de Da Ponte sait en effet distiller quiproquos et émotions avec un dosage parfait dont la musique de Mozart a su s’emparer avec une élégance mêlée de folie à nulle autre pareille. Soit du pain bénit pour tout metteur en scène qui se respecte.
À cet égard, en 1973, Giorgio Strehler avait su saisir cette perche pour créer une mise en scène au millimètre tant dans la direction d’acteurs (et quels acteurs dans la version Solti !) que la scénographie, inspirée de Fragonard, à la lumière subtilement dosée. Cette production est restée depuis lors "la" référence de l’Opéra de Paris et a été adoptée à la Scala de Milan.
Malheureusement, les années ont passé et le metteur en scène a disparu en 1997. Sans doute aurait-il su adapter son travail réalisé pour l'Opéra Garnier à la scène de l’Opéra Bastille, ce vaste espace qui ne demande qu’à être habité… Pourtant généreux de nature, comme on peut le constater dans l'interview proposée en supplément, Humbert Camerlo n’a malheureusement pas su adapter son propos à ce nouveau contexte, ou tout simplement pas réalisé la nuance entre héritage et tradition.
Outre ses qualités musicales, la reprise de cette ré-création en 2012 avec Luca Pisaroni, cette fois en Comte Almaviva, et Alex Esposito en Figaro tenait encore la route grâce au charisme scénique des protagonistes : Alex Esposito est un acteur né et ses mimiques étaient assez incroyables tandis que Luca Pisaroni faisait un Comte parfait entre le ridicule que lui imposent les femmes et l’expression supérieure d’un Scarpia en herbe.Dans la présente captation de 2010, le même Luca Pisaroni interprète le rôle-titre et s’en tire plutôt très bien, mais reste en deçà de ses réelles possibilités comme engoncé dans un carcan bien trop sage. Les chanteurs, dans leur ensemble, restent figés dans la contrainte, elle-même renforcée par une direction d’orchestre désespérément lisse. L’espace est pourtant large entre le classicisme à outrance et les délires de certains baroqueux, mais Mozart se retrouve ici privé de toute étincelle. Techniquement irréprochable, avec des sonorités parfois somptueuses et une véritable perfection formelle, notamment dans les échanges entre cordes et bois, cette version manque singulièrement de vie.
Sur ce plateau se détache toutefois nettement Figaro, qui se débat comme un diable pour faire bouger les choses et qui apporte au rôle un timbre rayonnant et profond à la fois, ainsi qu’une humanité touchante, voire une intimité, dans les scènes de couple de l’Acte I, qui justifierait presque les options artistiques de cette version. De même, le Chérubin de Karine Deshayes ne peine pas à convaincre, notamment dans un "Voi che sapete" déployant des trésors de délicatesse et une pointe de tristesse qui lui donne un relief particulièrement émouvant.
Mais pour le reste, en dépit de la qualité intrinsèque du plateau vocal, le courant peine à passer. La technicité prend le pas sur le drame, et c’est toujours mauvais signe. Le duo final entre le Comte et la Comtesse, véritable sommet de la musique occidentale, en passerait presque inaperçu tant il est insipide. Vraiment dommage, d'autant que Barbara Frittoli possède de réels talents d'actrice qui s'expriment on ne peut mieux dans les rôles féminins les plus forts. Preuve en est l'Acte II de ces Noces où la soprano habite l'écran avec un talent certain.
Nous sommes loin de l’échec car la mécanique de Strehler remplit encore son office, mais c’est la déception qui s’installe, le sentiment d’une expérience qui a passé presque s’en rendre compte et, pire, sans qu’il nous en reste rien.
À noter : Le DVD 1 contient les Actes I et II (97'27) ; le DVD 2, les Actes III et IV (81'02).
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Jean-Claude Lanot