Il arrive que certaines mises en scène révèlent un opéra. Celle de David Lescot, homme de théâtre dont c'est la première mise en scène lyrique, est de celles-ci. La Finta Giardiniera n'est ni le plus joué ni le plus aimé des opéras du divin Mozart. Avouons que les chassés-croisés sentimentaux du livret exprimés sur le mode "opera buffa" 3 heures d'horloge durant nous avaient toujours échappé. Composé après le très "seria" Lucio Silla, lui aussi révélé par un metteur en scène de théâtre - Patrice Chéreau en 1984 -, La Finta Giardiniera n'est pourtant pas éloigné du schéma immuable des opéras de Handel qui, eux, ont déjà eu droit à plusieurs productions mémorables. Là comme ici, le parcours obligé "A qui aime B qui aime C qui aime…" conclu par une scène heureuse obligée sur le merveilleux pouvoir de l'amour est loin de toucher au cœur comme le feront Idoménée en 1781 ou L'Enlèvement au sérail en 1792. Mais voilà que, dans cette récente version filmée à l'Opéra de Lille, de la première image à la dernière, on se passionne pour La Finta Giardiniera. On rit, on pleure, on pense et on ressort transformé. Que s'est-il passé ?
Le premier mérite de David Lescot est d'avoir su rendre lisible une intrigue digne d'un opéra de Vivaldi. Pour ce faire il a l'idée aussi simple qu'imparable de nous donner à voir la scène primitive, celle qui s'est déroulée avant la première note dont va découler toute l'intrigue. En l'absence de cette révélation, on avait jusque-là toujours navigué à vue jusqu'au beau mitant de l'Acte II, Mozart et son librettiste attendant plus de deux heures pour nous révéler l'identité de leur fausse jardinière. Un twist trop tardif qui interdit toute empathie face aux motivations de personnages fantoches.
David Lescot montre donc, sur l'introduction véhémente de l'Ouverture, la scène intime au cours de laquelle le Comte Belfiore abandonne sa maîtresse, la marquise Violante Onesti, qu'il croit avoir tuée dans un accès de jalousie. Celle-ci, ressuscitée, se travestit en jardinière et, sous le pseudonyme de Sandrina, va tout faire pour récupérer l'amour de Belfiore… On pourrait croire que, tout en facilitant l'accès du spectateur à l'intrigue, l'initiative de David Lescot va tuer le suspense de la révélation. Or il n'en sera rien. L'essentiel est ailleurs, dans les arcanes de la passion amoureuse, avec des personnages devenus de chair et de sang.
Bénéficiant d'une équipe de chanteurs-acteurs hors pair, David Lescot signe un spectacle sexy, poétique et aussi hilarant qu'émouvant. Un spectacle qui est aussi un très subtil choc esthétique. Avec les lumières magnifiques de Paul Beaureilles, il installe l'intrigue d'une œuvre qui commence comme d'autres finissent, dans une poétique unité de temps défilant de la lumière du jour au crépuscule, de la nuit profonde à l'aube qui suit. La folle journée est aussi une folle nuit. L'Acte I est un incessant défilé de plantes, de pots, de haies et de brouettes, qui, en sus de leur apport décoratif, sont hautement signifiants : ainsi l'impérieuse Arminda, prompte à décapiter les tournesols d'un revers de fouet, est-elle accompagnée en scène par d'ironiques plantes carnivores… Tous les personnages sont de même impeccablement caractérisés par l'intemporalité de ravissants costumes, tous blancs. À la fin de l'Acte II, un affaissement spectaculaire de l'ingénieux décor d'Alwyne de Dardel nous transporte dans la teneur cosmique d'une forêt sous une voûte étoilée. Le bonheur est total, jamais terni par un filmage littéralement amoureux, auquel rien n'échappe. La caméra de Jean-Pierre Loisil n'a rien à envier à celle du maître en la matière, François Roussillon.
Tout esthétique et vivante qu'elle soit, la mise en scène de David Lescot respire la musique, tire parti de chaque note, et ne fait qu'une bouchée des da capo, casse-tête de bien de ses confrères. Il n'est qu'à voir la façon dont il utilise la conclusion du "Care pupille" de Belfiore à l'Acte II lorsque, derrière la haie, celui-ci embrasse une main qu'il croit être celle de Sandrina. On devine que les chanteurs de cette distribution sont un cadeau pour le metteur en scène. La partition de Mozart est exigeante pour tous, mais chacun s'y jette avec une lumineuse gourmandise.
Que ce soit la tonique et brillante Serpetta de Maria Savastano, le Nardo de Nikolay Borchev dont on avait déjà beaucoup goûté le baryton subtilement timbré dans le récent Don Pasquale de Glyndebourne, et le Podestat imposant de Carlo Alemano. Marie-Adeline Henry est une éblouissante Arminda dont l'impeccable ligne de chant ne vacille jamais. On garde une tendresse émue pour le Ramiro de Marie-Claude Chappuis, dont le mezzo très maîtrisé nous étreint particulièrement dans la "Dolce d'amor compagna" qui précède le basculement dans la nuit. Et l'on réserve dans notre brouette de spectateur conquis une brassée de lauriers pour les deux héros : la Sandrina/Violante d'Erin Morley, tour à tour espiègle et touchante (très beau "Gemme la tortorella"), et davantage encore pour le bien nommé Belfiore d'Enea Scala, véritable révélation de l'entreprise. Doté d'une voix aux moyens spectaculaires qu'il maîtrise sans démonstration, la fibre comique du jeune ténor italien fait merveille dans tous les degrés d'un personnage qu'il parvient à ne jamais faire basculer dans la caricature. Enea Scala est à la fois le personnage et le regard porté sur lui-même, l'amoureux sincère et sa parodie. C'est à la fois brillant, parfaitement tenu. Du reste, ces qualités sont à porter au bénéfice de tous les personnages de ce spectacle roboratif dont la mécanique parfaitement huilée dit beaucoup, mais sans cynisme, sur l'amour et ses dérangements.La partition, on s'en doute, est pareillement choyée par la direction hédoniste, aux tempi toujours justes d'un Concert d'Astrée virtuose et même tranchant avec ses cuivres en majesté. Avec l'apport d'un piano-forte pour les récitatifs, Emmanuelle Haïm met parfaitement en valeur tous les clairs-obscurs de cet opéra dit "de jeunesse", se plaisant à débusquer sa maturité naissante et à maintenir un intérêt constant pour cet opéra méconnu. David Lescot et Emmanuelle Haïm aiment l'œuvre et nous la font aimer. Osmose de la fosse et de la scène, cette Fausse jardinière est en fait une vraie révélation.
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Jean-Luc Clairet