Christof Loy fait évoluer ses personnages dans une zone géographique qui reste bien celle d'un monde extra-européen, mais s'abstient de transformer L'Enlèvement au sérail (Die Entführung aus dem Serail) en grossière turquerie où évolueraient des personnages enturbannés dans un décor des Mille et une nuits. Le décor est sobre mais efficace : une table, quelques chaises, un fond plat bleuté ou noir qui sera percé d'une ouverture rectangulaire laissant entrevoir une chambre ou un paysage exotique, et un sol recouvert de carrelage lui-même envahi par le sable. Les persiennes et un fond sonore reproduisant des bruits d'animaux nocturnes méditerranéens ne laissent planer aucun doute sur l'origine du lieu. Les costumes s'inspirent de la mode contemporaine occidentale et sont par moments suffisamment caractérisés pour que l'on puisse rattacher sans lourdeur les personnages et l'action à une géographie culturelle précise. Ce mélange entre Orient et Occident touche tous les personnages que l'on pourra voir nantis ou déchargés de leurs attributs vestimentaires en fonction de l'évolution de leur caractère et de l'action.
En d'autres termes, les grosses ficelles disparaissent pour laisser place à une évocation légère et suffisante destinée à créer une ambiance appropriée pour le livret de L'Enlèvement au sérail. Visuellement, l'effet est réussi jusque dans la lumière de l'Acte II, qui parvient à créer une ambiance nocturne intime de toute beauté.
Après avoir évacué tout orientalisme de pacotille, le metteur en scène Christof Loy fait le choix de restituer la totalité du texte récité. Mais, ce qui apparaît facilement lourd et long à l'écoute d'un disque s'avère un élément indispensable à la scène - et a fortiori sur support vidéo - pour peu que ces longues parties parlées le soient dans une langue vivante et naturelle. Or les formidables chanteurs-acteurs de la présente distribution abordent L'Enlèvement au sérail comme une vraie pièce de théâtre intégrant des intermèdes chantés.
Tout d'abord, le singspiel mozartien monté à Barcelone a pu bénéficier de la présence du grand comédien et homme de théâtre allemand Christoph Quest dans le rôle essentiel et uniquement dialogué du pacha. Sans être du très grand théâtre, ces espèces de récitatifs sans musique que constituent les dialogues de L'Enlèvement au sérail, parfois très longs, n'en sont pas pour autant ennuyeux. Ceci grâce au basculement parfaitement calibré et naturel entre chant et dialogue, et on en vient presque à songer à l'artifice des récitatifs orchestrés, nourris de conventions théâtrales, tant la vigueur et le réalisme parfois violent montrés sur scène nous convainquent.Si la distribution choisie pour cette production se montre tout à fait en phase avec le singspiel, la réussite purement vocale mérite également tous les éloges.
Le grondant gardien du palais du pacha restera dans les esprits en raison de la performance de Franz-Josef Selig, géant à la voix tonitruante, et ce en dépit d'un rôle qui n'est pas le plus long de l'opéra. En effet, au-delà de l'effet facile qui consisterait à transformer Osmin en basse-bouffe victime rendue ridicule par un maître qui ne suit pas ses conseils et par les manigances de ses "prisonniers ", c'est davantage un personnage au comportement évolutif qu'il nous est donné d'apprécier. Cet Osmin conscient de son pouvoir peut se montrer très violent mais également étrangement doux et indécis face à la gent féminine. Les notes basses sont formidablement sonnantes et timbrées ; les plus hautes sont atteintes sans aucune difficulté, et la performance est une réussite totale.
Le ténor Christoph Strehl campe un Belmonte plus neutre dans la tessiture. Son personnage finalement plutôt manipulé qu'actif, à la mèche tombante, à l'allure trop volontairement hésitante et soumise, n'engage pas le spectateur à éprouver une identification sans limite à cette proposition. Reste que la voix sonne juste et demeure bien timbrée, mais les applaudissements suivant chacun de ses airs ne suscitent pas dans le public l'enthousiasme généré par les autres rôles. L'autre ténor, Norbert Ernst, compose avec le rôle de Pedrillo un personnage beaucoup plus fragile qui le rend d'autant plus attachant. Là encore, aucune difficulté vocale et même davantage de naturel que Christoph Strehl.
Les deux rôles féminins de Konstanze (Diana Damrau) et Blonde (Olga Peretyatko) brillent par leur implication à incarner des personnages complémentaires qui se rejoignent dans leur constante indécision quant aux sentiments éprouvés envers leurs aimés. Échanges conflictuels, attirance/répulsion pour le maître ou l'amant, l'amour de force ou l'amour de cœur seront très bien rendus par un jeu très crédible qui nous conduit à nous demander qui, du dominateur ou du dominé, détient le pouvoir… Sur le plan vocal, le chant des deux sopranos est solide, très coloré dans les graves comme dans les aigus - voire les suraigus - dans une maîtrise totale de la virtuosité exigeante imposée par Mozart, mais si bien mise en rapport avec les caractères des personnages.
L'Orchestre du Grand Théâtre du Liceu qui accompagne cette haute réussite vocale, démarre de manière assez retenue avec l'Ouverture. Mais le ton juste, enlevé et haut en couleur est rapidement trouvé par la suite et sera conservé jusqu'aux dernières notes sous la baguette d'Ivor Bolton.
Opéra des passions, des aléas sentimentaux, du rapport entre le pouvoir et l'amour, autant que réflexion sur la liberté, L'Enlèvement au sérail est également un brillant développement d'une thématique liée à la tolérance et à la clémence. L'actualisation de la mise en scène de cette production espagnole pourra ne pas plaire à tous en raison de son dépouillement relatif, mais elle rend encore plus évidentes les tensions qui peuvent exister entre les cultures occidentales et orientales. Le message final constituera toutefois une valeur positive rattachée à tout le discours musical mozartien.
À noter : Le DVD 1 contient l'Acte I et la première partie de l'Acte II (100'26) ; le DVD 2, la seconde partie de l'Acte II et l'Acte III (88'18).
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Nicolas Mesnier-Nature