Après le "prêtre roux", redécouvert en 1926, voici le "prêtre chauve" ! Non, soyons sérieux, car aucune des représentations supposées d’Agostino Steffani ne va dans le sens du personnage joué par Frank Delage dans ce film, et encore moins celui incarné par Cecilia Bartoli sur la pochette de son dernier album Mission, dont le programme est commun au film d'Olivier Simonnet, celui-ci toutefois plus complet sur le plan musical. En effet, le présent film propose cinq titres inédits au disque.
En tout état de cause, l'image énigmatique d’Agostino Steffani a grandement participé à mettre sous les projecteurs ce très beau projet initié par la mezzo-soprano, actrice principale de la redécouverte du compositeur.
Une redécouverte assurément indispensable vu le talent de ce contemporain de Cavalli que l’on peut sans peine qualifier d’héritier de Lully (ses ouvertures sont dignes du Te Deum de ce dernier), mais également de précurseur de Haendel par la structure des airs, la virtuosité du chant et du continuo, et même de Bach avec un "Deh non far colle tue lagrime", digne d’une cantate du Kantor. Il faut dire que l’homme n’était pas seulement musicien - compositeur et possiblement castrat -, mais également ambassadeur, diplomate, voire espion, rôle qui lui a permis de voyager abondamment, notamment en France, qu’il retrouve dans ce programme tourné à Versailles. Ainsi le comédien Franck Delage, qui assure également la voix-off française du film, évolue-t-il dans divers lieux du Château, parfois fermés au public, mais aussi dans les jardins, autant de lieux splendides servis par la subtile photographie d'Alexis Kavyrchine.
Même si l’historien avait déjà entendu parler de Steffani via les nombreux témoignages d’admiration dont il a fait l’objet, voire lu certaines de ses partitions, souvent copiées de son vivant, ce film renferme essentiellement des premières. Et force est de constater que, loin de toute coquetterie de musicologue en mal de reconnaissance, toutes les œuvres présentées dans Mission sont dignes du plus grand intérêt, non seulement du point de vue de l’écriture, mais également de l’interprétation qu’une telle richesse musicale a suscitée chez les musiciens qui apparaissent dans ce film.
Cecilia Bartoli n’a pas besoin de Steffani pour se faire un nom ; ce serait plutôt le contraire, et le compositeur a trouvé en elle une championne particulièrement enthousiaste et convaincante. À travers les ethos les plus variés, la cantatrice nous fait voyager au gré des émotions les plus diverses, tantôt tendres avec "Notte amica al cieco Dio", tantôt furieuses dans "Combatton quest’alma". La technique de la mezzo-soprano est toujours aussi impressionnante, que ce soit dans les vocalises vertigineuses des différents airs de bravoure ou dans les piqués incroyables de "Più non v’ascondo". Mais jamais la prouesse ne s'impose au détriment du plaisir de chanter. Le bonheur est tout aussi palpable dans les échanges avec les autres musiciens (Patxi Montero au violone et Rosario Conte au luth, pour ne citer qu'eux). Philippe Jaroussky, toujours aussi impérial, parvient sans peine à jouer en totale complémentarité avec la diva rossinienne, en complicité même. Et quel orchestre ! Depuis ses débuts baroqueux avec Il Giardino Armonico, Cecilia Bartoli a su s’entourer de la fine fleur des ensembles historiques, sans jamais faire de l’historicisme de bas étage. Sa force et sa projection impressionnantes poussent les musiciens à se dépasser, tandis qu’elle sait idéalement dialoguer avec le timbre si caractéristique des instruments d’époque. Écoutez cette voix caressante imitant avec suavité la flûte à bec dans "Notte Amica…", ou encore cette parfaite imitation de la trompette baroque (qui, contrairement à la trompette moderne, est plus douce dans les aigus) dans "Tra le guerre et le vittorie". Encore de nouveaux aspects de cette voix unique ici révélés à nous !
Le réalisateur Olivier Simonnet est notre guide au long de ce voyage qu’il a filmé et écrit, nous faisant découvrir de nombreux recoins du Château de Versailles, sans compter une Galerie des Glaces superbement captée dans la lumière vespérale. Le scénario et la mise en scène non exempts de petits affects maniéristes, sont très vendeurs, tout en évitant très soigneusement les écueils commerciaux. Certains passages privilégient bien le plaisir des images sur la crédibilité musicale (pas de percussions visibles pour l’orage, orchestre absent dans l’introduction si ce ne sont les trompettes), mais globalement, la narration fonctionne très bien et nous emmène sans peine dans l’univers du compositeur.Cecilia Bartoli a su mener à bien cette mission de réhabilitation de la mémoire de Steffani avec la grâce, l’énergie et la fraîcheur qui la caractérisent, et une intelligence rare. Une musicologie en actes, digeste, et qui donne envie d’aller plus loin avec ce "nouveau" génie de la musique. On attend la suite avec impatience !
À noter : Les différents sous-titres s'activent en fonction de la langue parlée.
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Jean-Claude Lanot