Erfurt, Monte Carlo, Sofia, Salerne, Londres, Geneva : on ne compte plus les productions de Robert de Diable, et au sein de cette pléthore, le chef Daniel Oren se taille la part du lion avec une très belle version à Salerne, festival dont il a la direction, et ici à Londres. Jean-François Borras (ici dans le rôle de Raimbaut) nous confiait en interview avoir voulu se familiariser tout d'abord à Salerne avec la complexité de la partition.
Quoi qu'il en soit, visiblement, Daniel Oren est à l’aise dans ce répertoire qu’il connaît bien, même si les instruments modernes ne permettent pas de rendre justice à toutes les subtilités d’orchestration que Berlioz admirait tant dans cette œuvre. Ceci dit, il est un paradoxe dans cette production, renforcé par les bonus de ce programme, qui ne manque pas d’interpeller : sans Robert le Diable, nous n’aurions peut-être jamais eu Méphistophélès, ou même Boris. Pour autant, sans oser prétendre refaire l’histoire, le fait est que l’opéra a eu une influence considérable et encore sous-estimée sur la production lyrique qui suivra, et ce à travers toute l’Europe, et pour des décennies.
Or, l’option choisie par Daniel Oren est de prendre l’œuvre plutôt à rebours, par le prisme d’un Verdi ou encore d’un Wagner. Il en résulte une interprétation certes vibrante, mais manquant de ce je ne sais quoi de légèreté et de finesse qui est l’apanage du "Grand opéra français". Pour preuve cette interprétation irréprochable sur le plan de la technique et de l’élégance, alerte même, mais comme privée d’envol et d’imagination, comme une attraction trop lourde pour permettre l’essor. Pour preuve également l’interprétation vocale, à commencer par Bryan Hymel dans le rôle-titre. Tout n’est ici que lourdeur et passage en force, avec une diction très ingrate. Idem pour le Bertram de John Relyea, à l’endurance admirable, mais à la projection épuisante. Les seuls rôles à tirer leur épingle du jeu semblent être ceux tenus par les Français Jean-François Borras (Raimbaut) et Nicolas Courjal (Alberti), mais la dramaturgie et le casting les cantonne malheureusement à un regrettable second plan. On passera également rapidement sur la prestation de Marina Poplavskaya dans le rôle d'Alice. Si la soprano parvient à convaincre sur le plan dramatique, la voix est bien trop instable et la diction trop approximative pour nos oreilles françaises. Le peu de subtilité offerte par cette version revient de fait à la charmante Isabelle de Patrizia Ciofi, mais la maîtrise indéniable qu’elle a sur le rôle ne parvient pas pour autant à prodiguer la lumière que son personnage pouvait opposer à la noirceur du propos.
Cette approche aussi "sérieuse" s’expliquerait-elle en termes de contrepoint à la mise en scène ? Ce serait peut-être une explication… Il faut dire que la vision de Laurent Pelly a fait couler beaucoup d’encre, lui reprochant un certain grotesque. Le fait est que cette version est à la fois riche et passionnante par la multiplicité de ses références que seule, peut-être, une scène britannique permettait de mettre à distance avec un certain humour. Il est vrai que l’imagerie médiévale, relue par le romantisme gothique est ici passée au crible d’un second degré qui peut surprendre, dont la drôlerie n’a d’égale que la désespérance face à la petitesse humaine (d’où peut être le château d’Isabelle miniaturisé en carton-pâte par la décoratrice Chantal Thomas). Là où les références musicales procédaient de Verdi et Wagner, les références scénographiques se veulent bien actuelles et soulignent par des ficelles visibles et parfois pathétiques la vanité d’un certain romantisme où l’humain est pris en tenaille par des forces gigantesques qui le dépassent. Ici, l’humain reste de l’humain et les forces qui l’entourent ne sont que décors et projections aux ficelles si peu dissimulées. Exit la profondeur, le pathos, pour mieux confronter le public à un miroir de lui-même face à l’histoire.
Là est peut-être l’explication de cette réception en demi-teinte, comme un rejet d’une certaine image de nous-même, de notre époque dont l’histoire n’est plus qu’une façade dénuée de grandeur. Une perspective pour le moins intéressante qui fait tout l’intérêt de cette version sans aucun doute par trop inégale, mais assurément intrigante…
À noter : Saluons la belle présentation de ce disque. Le boîtier abritant le Blu-ray est glissé dans un sur-étui dont la face présente une découpe laissant apparaître Bertram dans la gueule d'une créature fantastique à la mâchoire impressionnante !
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Philippe Banel