Après le coup de maître The Music Lovers, son chef-d'oeuvre consacré à Tchaikovsky, et après la "pause" de son cauchemar horrifique consacré aux Diables de Loudun (Les Diables), de The Savage Messiah et The Boyfriend, deux films beaucoup plus traditionnels, Ken Russell mit sa caméra et son inspiration au service d'un musicien qu'il affectionnait profondément, et dont l'art, mélange de grotesque et de sublime, présentait d'évidentes similitudes avec le sien : Gustav Mahler. Au lyrisme échevelé de la musique du compositeur autrichien faisait écho celui de la caméra du cinéaste anglais. "Mon heure viendra", avait déclaré le musicien au début du siècle. Son heure arriva effectivement et le premier coup de cloche du revival fut donné par le Mort à Venise de Visconti (1971). Le Mahler de Ken Russell suivit de près en 1974. Nominé au Festival de Cannes 1974, dont il revint avec le Grand Prix Technique, ce fut un vrai succès qui ne dut rien à l'opportunisme mais tout à la sincère passion que nourrissait le cinéaste pour le musicien.
Filmer la musique a de tout temps été la pierre d'achoppement des cinéastes les plus reconnus : passages obligés des moments où notre héros subit de plein fouet l'arrivée de la muse, traumas d'enfance, démêlés sentimentaux le plus souvent clichetonneux, mouvements de caméras atones, bande-son chiche ou au mieux de supermarché, trois petits tubes et puis s'en va, (tous défauts alignés par le récent et vain Rachmaninov de Pavel Lounguine)… Difficile indéniablement de s'attaquer à ces piliers de la Civilisation que sont les compositeurs. Pour avoir su transcender de tels handicaps, Ken Russell fit vraiment figure d’exception. Il lui sera donc beaucoup pardonné, même les scories provocatrices d’un film toujours passionnant. Une cabane de bois posée sur la grâce d'un lac de montagnes prend feu sur les terrifiantes dissonances du cœur de la Symphonie No. 10 : une fois passée cette soufflante introduction, le Mahler de Ken Russell suit la trame narrative du voyage retour vers Vienne que fit le compositeur en 1911, l'année de sa mort. Le travelling du train fait écho au travelling d'une vie, mais d'une vie en désordre, où les souvenirs apparaissent comme des flashs à la chronologie toujours soumise à la musique: l'enfance quasi-dickensienne, les moments phares de composition (les prémonitoires Kindertotenlieder), le prosaïsme des humeurs conjugales, une visite à la folie d’Hugo Wolf, l’opportuniste conversion au catholicisme…
Toujours inspiré par la musique de Mahler, qu’à l’évidence il aime passionnément, Russell fait son miel de tous ces instants. Sa caméra se permet tout : coller aux notes, ainsi qu’il procède dans l’épisode où l’enfant Mahler erre dans la forêt sur un mix des Symphonies No. 7 et No. 3, comme faire partager la transe de l’inspiration en illustrant les propos mêmes du compositeur ("La symphonie doit être pareille à l’univers entier") par une planète en giration dans le crâne du compositeur Mahler. À l’instar du jeu de massacre qu’il avait déjà pratiqué dans The Music Lovers, il ose la dérision de deux épisodes majeurs : ses propres funérailles, sous le regard de Beethoven (!), avec une Alma déchaînée dansant en porte-jarretelles sur son cercueil ! Mais surtout, vers la fin du film, le traitement façon film muet appliqué à la démarche qui le fit accéder au poste de Directeur de l’Opéra de Vienne, avec l’appui (totalement fantaisiste au plan historique) d'une affriolante Cosima Wagner en walkyrie nazie bottée et casquée ! Pas plus que Visconti, il ne rechigne au surlignage seventies du zoom. Signalons également le clin d’œil facétieux au grand cinéaste italien avec cette scène de gare où, sous le regard amusé de Mahler lui-même, un sosie bouffi de Dirk Bogarde lorgne sur un Tadzio poupon et blasé… Ces grands écarts du style Russell, qui engloutiront son Lizstomania, et pour finir son cinéma, n’empêchent cependant pas le film d’être des plus captivants.
La bande-son utilise l’enregistrement de référence de l’époque : la version parue chez Philips de Bernard Haitink à la tête de l’éminent orchestre mahlérien du Concertgebouw d’Amsterdam. De nécessaires collages musicaux feront hurler les puristes mais Russell connaît son Mahler. Il fait entendre les meilleurs moments d’une œuvre géniale. Il réserve un sort très inspiré à ce magnifique moment en apesanteur du 1er mouvement de la Symphonie No. 6, celui où les cloches des vaches se joignent à l’orchestre. Notons aussi la séquence bouleversante où la compositrice Alma va enterrer au sens propre des Lieder que Gustav aura écouté d’un revers d’oreille. Épisode qui dit bien la rivalité entre Art et Amour. Toujours entre Gustav et Alma, la musique de Mahler est omniprésente dans le film. Au contraire du sentiment d’intense frustration généré par le Rachmaninov de Lounguine, le Mahler de Russell donne envie d’aller plus loin dans la découverte du compositeur, et même pour les connaisseurs, de réviser leur intégrale.
Quarante ans après la sortie du film, les mêmes réticences nous agitent quant au choix de Georgina Hale pour incarner Alma que l’on ne parviendra jamais à imaginer en blonde vibrionnante et boudeuse. L’actrice n’est cependant pas en cause, totalement dévouée qu’elle semble aux exigences de son metteur en scène. L’on est en revanche toujours aussi admiratif du choix de Robert Powell en Mahler. La ressemblance est frappante, l’acteur est magnifique. Rappelons que Ken Russell a offert leurs plus beaux rôles aux grands acteurs anglais : Glenda Jackson, Alan Bates, Richard Chamberlain, Oliver Reed, qui fait ici une apparition d’une seconde. L’on croit tout autant au Mahler de Powell heureux de plonger dans le Attersee (où Mahler composa sa Symphonie No. 3), qu’à celui dont le cœur lâche sur la sinistre No. 9.
On peine à croire qu’il a fallu attendre les années 1970 pour que la magnifique musique de Gustav Mahler soit révélée. Accompagné en 2014 par une fine analyse de 8 pages due à un Christian Wasselin aussi passionné par le cinéaste que par le musicien, nul doute que le film de Ken Russell, tout comme The Music Lovers avait fait reconsidérer Tchaikovsky, a été un artisan de poids dans la venue de l’heure mahlérienne prophétisée par le compositeur quelque 60 ans plus tôt.
À noter : Ce DVD est accompagné d’un livret de 8 pages, lequel propose un texte bien documenté de Christian Wasselin, Mahler dans le chaudron de Ken Russell.
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Jean-Luc Clairet