Pierre Boulez justifie la composition de ce programme anniversaire dans l'interview que l'on retrouvera dans le supplément du concert : une création de fin de vie complétée par des morceaux écrits pour la plupart au début de la fructueuse carrière du compositeur. Outre qu'il est difficile de proposer un concert Mahler varié et d'une durée raisonnable, la cohérence est trouvée. Du reste, l'écriture désincarnée et moderne du dernier Mahler semble bien convenir à l'approche personnelle du chef français. Contrairement à certaines autres symphonies d'une intégrale qui prête à de fortes discussions entre mélomanes passionnés, la technicité sans faille et l'objectivité totale ne nous déplaisent pas ici. On pourra néanmoins se permettre, à l’issue du visionnage complet de ce concert, d'émettre quelques réflexions d'ordre général.
Mahler est pour Boulez une découverte "à reculons", comme d'autres compositeurs romantiques et notamment Anton Bruckner. Il est par ailleurs intéressant de constater que des chefs dont les conceptions sont aux antipodes des siennes, comme Philippe Herreweghe ou Nikolaus Harnoncourt, s'approprient eux aussi un "répertoire interdit", autrement dit des œuvres ignorées à leurs débuts et bien souvent absentes de celles qui ont participé à leur renommée. Les chefs "baroqueux" vont à la rencontre du répertoire moderne, comme les chefs "modernes" sont fascinés par le répertoire plus ancien que celui de leurs premières amours. Ces mutations dues à une évolution personnelle aboutissent à d'importantes conséquences : nos oreilles, habituées et formatées pour écouter un certain répertoire et l'associer systématiquement à un chef particulier, se trouvent dérangées dans leurs réflexes auditifs. Bartók joué par Harnoncourt paraît aussi invraisemblable que Bruckner et Mahler, justement, interprétés par Boulez. Ce qui vaut pour la musique concerne également les autres arts, et en particulier la peinture : tout comme l'oreille, l’œil inconsciemment façonné par la beauté classique de la Renaissance réagira différemment face à une toile moderne s'il en possède ou non les clés de lecture.
Quoi qu'il en soit, il est indéniable que la fusion opère entre Boulez et le Cleveland Orchestra. Fruit d'une collaboration fort longue, on serait étonné à moins. Un orchestre virtuose américain s'acclimate le plus souvent à tout et le style imprimé ici est bien celui du modernisme : les lignes directrices de cette musique sont mises en valeur avec clarté et les instrumentistes parviennent à lui ôter la plus grande partie de son aspect romantique, ce qui aboutit à une absence totale d'émotion. Ce choix esthétique a pourtant ses limites, tant l'écriture mahlérienne, si on la suit sur un conducteur d'orchestre, va à l'encontre d'une approche édulcorée et d'un froid calcul de mise en place.
On se montrera encore plus surpris par la suite du programme.
Les deux chanteurs se partagent les douze lieder Des Knaben Wunderhorn : six lieder pour la mezzo-soprano et autant pour le baryton. Madgalena Kožená chantera les airs à connotation plus "féminine" et Christian Gerhaher se verra confier les aspects davantage "masculins". Même si ce choix peut prêter à caution, il obéit à une certaine logique. Mais il demeure étrange de chanter un cycle à deux, ce qui bouleverse là encore nos habitudes.
Nous avons déjà entendu la mezzo-soprano tchèque dans les Rückert-Lieder en couplage avec la Symphonie No.4 de Mahler dirigée par Claudio Abbado et le baryton dans Un Requiem Allemand dirigé par Christian Thielemann. Sans aller jusqu'à parler de changement radical, il semble bien que l'influence du chef aille là aussi dans le sens d'une plus grande objectivité et de plus de retenue dans l'expression du chant. Les textes du recueil sont forts, touchent les grands sentiments et posent des questions existentielles éternelles : l'amour, la vie, la mort, la déception, l'ironie, l'absurde, la nature et l'homme qui doit y faire face. Il y a donc bien de nombreux axes à exprimer en s'appuyant sur une écriture vocale riche et contrastée. Les chanteurs réunis ici, bien qu'excellents, ne vont cependant pas jusqu'au bout des intentions. On pourra comparer avec intérêt ces performances avec celle, bien plus expressive, de Thomas Hampson, également critiqué sur Tutti-Magazine.
Il semble juste de dire, pour conclure, que le poids de monstres sacrés qui se sont illustrés dans cette musique ô combien subjective enclave Pierre Boulez dans une autarcie interprétative quelque peu dangereuse. Mais serait-il le seul à avoir raison ou l'unique à avoir tort ? Il nous est impossible de trancher…
Lire le test du Blu-ray Des Knaben Wunderhorn et Symphonie No. 10 de Mahler.
Nicolas Mesnier-Nature