Nous voilà placés devant un dilemme au visionnage de ce programme réunissant le très connu Magnificat de Johann Sebastian Bach et la bien moins populaire Messe d'Igor Stravinsky. En effet, il semble bien que, d'une part, cette captation vidéo du grand Leonard Bernstein dirigeant Bach soit la seule existante actuellement sur le marché. Mais, d'autre part, eu égard à la date de cet enregistrement – 1977 – on est en droit d'attendre une interprétation hors-norme, tant par la personnalité indubitablement charismatique du chef que par cette inattendue incursion dans le répertoire dit "ancien". Dès lors, ce DVD nous amène à nous poser quelques réflexions sur l'art de l'interprétation.Il est clair que chaque personnalité artistique développe des affinités particulières avec telle ou telle sorte de répertoire. Le nier serait accepter aveuglément l'application d'un système unique d'intention artistique à toute l'histoire de la musique, ce qui semble inconcevable. L'interprète ne peut par ailleurs pas non plus plier son art à chaque tranche chronologique de l'histoire de la musique, sans quoi il ne serait plus lui-même. La seule manière d'obéir en partie à d'autres manières de faire est d'adapter la formation instrumentale à l'époque d'écriture de l’œuvre. Tel est le cas ici avec une formation à effectif réduit, mais une formation en quelque sorte hybride, sans instruments d'époque mais dotée d'un clavecin. Pour mémoire, l'Academy of Saint Martin in the Fields est le prototype même de cette approche, et nous pourrons faire un parallèle avec ce concert donné en 1977, période florissante d'un baroque anglais "soft" propre à séduire les oreilles traditionnelles comme celles tournées vers les nouvelles normes imposées par les redécouvreurs du répertoire baroque quelque peu extrémistes à leurs débuts.
Ainsi donc, notre enthousiasme pour le chef américain lorsqu'il dirige, par exemple, Sibelius à la tête du Wiener Philharmoniker ne peut se renouveler dans Bach, car le "système Bernstein" ne fonctionne pas dans cette musique. Musicien de l'instant, son travail de fond sur la partition comme ses élans et ses extravagances visent à rendre toute l'essence et la vie de la musique malgré une distance énorme au texte. Or ce traitement, bouleversant dans certaines œuvres, ne fonctionne pas avec la musique de Bach qui ne se laisse pas manipuler aussi facilement. De fait, il est permis de rester dubitatif devant l'interprétation qu'en firent les plus grands chefs au cours de l'histoire maintenant que d'autres canons interprétatifs ont vu le jour. Mais, a contrario, des personnalités musicales fortes, comme notamment Nikolaus Harnoncourt, se fourvoient tout autant lorsqu'elles s'intéressent à un répertoire qui n'est pas le leur. Jouer du Bruckner comme du Bach ne fonctionne pas plus que jouer du Bach comme du Bruckner…
Si les tempi ne sont pas tout, force est de reconnaître que, associés à des phrasés romantiques et des instruments modernes, le Magnificat de Bach vu par Bernstein ne correspond plus du tout à nos attentes esthétiques actuelles. Le chant choral paraît lourd et peu individualisé, jouant davantage l'ensemble compact que la légèreté contrapuntique. Quant aux solistes, globalement corrects, on ne peut passer sous silence l'impossible prestation du contre-ténor Rodney Hardesty au timbre particulièrement ingrat, et pourtant choisi personnellement par le chef.
Nous nous montrerons moins sévères quant à la Messe de Stravinsky, curieusement programmée à la suite du Magnificat, laquelle paraît bien plus proche de Leonard Bernstein sur le plan artistique. Pourtant, elle ne peut prétendre à égaler, et même de loin, l'extraordinaire version moderniste de Karel Ancerl, insurpassable malgré son antériorité de 10 ans au présent concert londonien.
La médiocrité du rendu sonore ne met malheureusement pas en valeur le double quintette à vents qui l'accompagne, pas plus que la réalisation très figée d'un Brian Large qu'on a connu bien plus inspiré par la suite.
À terme, est-il bien utile de connaître Bach par Bernstein ? Pas si l'on s'en tient à ce concert du 16 avril 1977, bien inscrit dans son temps, mais aussi assez anachronique par rapport à l'évolution de l'interprétation qui a marqué le répertoire ancien à partir des années 1960 et dont ne peut nier l'influence bénéfique. Ce programme est à prendre uniquement pour ce qu'il est : un document. Même par les passionnés du chef que nous sommes…
Nicolas Mesnier-Nature