Vendu un peu hâtivement comme le "Parsifal russe", l'opéra au titre impossible La Légende de la ville invisible de Kitège et de la vierge Fevronia, rebaptisé "La légende de la ville invisible de Kitège" (titre autrement plus alléchant !), voire de façon plus expéditive "Kitège", a connu une genèse difficile… Au sommet d'un art qui l'autorisait à rhabiller les opéras de ses collègues - quel mélomane n'a pas fait connaissance avec le Boris Godounov de Moussorgski dans la version trop rutilante de Rimski ? - mais aussi à être à même de présenter un nouvel opéra par an pour atteindre quelque quinze opus au compteur, Rimski-Korsakov composa Kitège en proie à des doutes incessants quant à son propre statut. Conscient qu'il était devenu le chef de file de la musique russe de son temps, via notamment le célèbre Groupe des Cinq, sa lucidité ne l'empêchait pas de constater simultanément l'impasse à laquelle il pouvait être condamné, sans pouvoir trouver de solution : très circonspect quant aux voies musicales européennes, il n'eut pas davantage envie de s'engager sur celles de Strauss que sur celle de Debussy qu'il jugeait "décadentes", voire même de devenir le Wagner russe !
Ceci explique combien délicate fut sa relation avec son librettiste Vladimir Belsky, lequel souhaitait entraîner le compositeur dans des directions que ce dernier entrevoyait trop bien : "Moins récitatif… Plus de longueur… Une orchestration plus ample…". Sous l'injonction de Belsky à composer "une musique d'une extase à couper le souffle", sur un livret mâtiné d’un mysticisme quasi liturgique, Rimski lutta pour conserver l'esthétique réaliste des opéras russes. Kitège porte les stigmates de cette méfiance du compositeur vis-à-vis d'un librettiste dont on peut comprendre la légitime envie de sortir l'opéra russe de son folklore nationaliste en lui donnant une portée plus universelle, et l'œuvre contient ainsi les traces de la résistance de Rimski mais aussi de son lâcher-prise.
Kitège ne connaîtra hélas pas la popularité de Parsifal. Mais Kitège, bien qu'écrit à deux cerveaux, est la somme de l'œuvre de Rimski-Korsakov, et même, avec l'ultime Coq d'or, un de ses deux chefs-d’œuvre. Rimski était pourtant très dur dans son jugement : "Ne vous attendez point à entendre une quelconque merveille. Les merveilles n'existent pas, mais il existe d'une part une musique passable et d'autre part une grande sécheresse". On trouve dans Kitège aussi bien ces irrésistibles et amples mélodies typiquement russes (le premier grand air de Fevronia dès le lever de rideau, le chœur du cortège du mariage à l'Acte II, les sonorités du gousli, équivalent russe de la mandoline…) qu'un envoûtement sonore permanent avec volées de cloches effectivement venues de Montsalvat… Mais on retrouve aussi l'ancrage social omniprésent des opéras russes, cette éternelle lutte des classes d'un peuple en souffrance.
Créé en 1907, aux abords de la Révolution russe, La Légende de la ville invisible de Kitège est un des opéras les plus noirs de son auteur et c'est cette dimension qui a bien sûr inspiré à Dmitri Tcherniakov une lecture des plus contemporaines. Un carton de sa main prévient d'entrée de jeu : "Après ce qui s'est passé sur terre, la vie ne sera plus jamais la même. Chacun vit dans l'attente d'une fin inéluctable". Envolée la légende intemporelle ! Si la tradition de l'Acte I est respectée par le magnifique décor d'une campagne céréalière noyée dans la brume et qui va passer du matin au crépuscule, pour représenter Kitège-la-petite et Kitège-la-grande à l'Acte II et au III, l'irruption de décors d'intérieur, celui d'une salle de cinéma envahie par de vraies flammes, puis une salle des fêtes provinciale aménagée en refuge d'urgence, peut être un choc pour qui tient à sa chère Russie de contes. Dans ces conditions visuelles, comment le metteur en scène va-t-il s'en tirer pour jouer, par exemple, le très nievskien interlude de l'Acte III "La bataille de Kerzhenets" censée figurer l'invasion des Tartares ?
Rien n'effraie Dmitri Tcherniakov, dont l'imagination débordante n'est jamais en reste et lui permit de mettre en scène le plus bouleversant des Eugène Onéguine en le faisant tout entier tenir autour d'une table mais aussi de rater ses Carmélites de Poulenc en les asphyxiant dans l'exiguïté d'un décor insensé. Reconnaissons que, dans le cas de Kitège, malgré le grand intérêt que l'auteur de ces lignes porte au metteur en scène russe, le procédé ne fonctionne pas tout à fait. Remplacer la scène fondatrice de la disparition de la ville à l'arrivée des Tartares, que tout le monde attend, par un fonctionnel rangement des protagonistes immobiles dans le fond d'une salle des fêtes de province, c'est faire œuvre radicale. Même avec une direction d'acteurs impeccable, si l'impact émotionnel est assez puissant, même si le surgissement des Tartares (ici des voyous de banlieue !) par les fenêtres est spectaculaire, difficile d'accepter l'idée que ces derniers ne voient pas les habitants de la ville qui dorment sous leurs yeux.
C'est la seule réserve que nous portons sur cette mise en scène intense qui se permet en revanche une audace formidablement payante : à l'Acte IV, au lieu de la fin idyllique imaginée par les auteurs et qui voit la douce Fevronia accéder au paradis des retrouvailles dans une Kitège redevenue visible, Tcherniakov ramène son héroïne au pied de l'arbre où elle fut rouée de coups, pour l'y faire mourir. Le spectateur, soufflé par ce twist final, comprend alors que le Paradis n'était qu'une vision et que les coups de l'ignoble Grichka Kouterma ont été fatals à la merveilleuse héroïne. Mémorable moment, bien plus logique que le mièvre final mélodramatique et patriotique des auteurs, qui montre à quel point on s'était attaché à cette héroïne toute de lumière, enfin délivrée de ce monde d'effroi… Elle s'éteint comme le fait l'ampoule de sa maison, ultime éblouissement rétinien de ce spectacle puissant. "Au bout du compte, on est toujours tout seul au monde…".
L'orchestre est quasiment le personnage principal de cet opéra où la Bonté affronte la Brutalité. Marc Albrecht, à la tête du Netherlands Philharmonic Orchestra, livre une lecture exemplaire, d'une beauté sonore à couper le souffle, qui aurait réconcilié Belsky et Rimski. Les bruissements panthéistes de l'Acte I où chante un coucou, les nombreux carillons, mais aussi l'épique bataille symphonique de l'Acte III, soulèvent l'auditeur et rendent grâce à la somptueuse partition. Voilà une version qui n'a rien à envier à l'officiel enregistrement dirigé par Valery Gergiev paru chez Philips en 1999. Elle est même moins monolithique, plus analytique, et rend davantage justice à plus d'un détail de l'orchestration richissime de Rimski-Korsakov.
Il en est de même pour le chœur omniprésent et vraiment superbe constitué à la fois du chœur maison, celui du Nederlandse Opera, et du Netherlands Concert Choir.
Distribuons sans aucune réserve une brassée de lauriers à une distribution spectaculaire au sommet de laquelle rayonne, à l'instar du personnage qu'elle incarne, la Fevronia de Svetlana Ignatovich. La voix est somptueuse de bout en bout. Le jeu possède la fraîcheur et l'engagement requis par un personnage qui, pour être crédible, ne doit prêter le flanc à aucune mièvrerie. Vraiment radieuse dès l'Acte I, capable de chanter couchée, traînée, Svetlana Ignatovich illumine le rôle pour longtemps.
Seul étranger à cet univers cyrillique, John Daszack, hier merveilleux Siegfried à Genève, prend lui aussi à bras-le-corps le rôle de l'impossible Grichka Kouterma. Scéniquement il ose tout, ne reculant devant rien pour devenir la brute veule et égarée que Fevronia tentera de sauver jusqu'à son dernier souffle. Doté d'imposants moyens et d'une prononciation qui en fait le parfait passager clandestin de cette distribution russophone, Daszack impressionne par un jeu très subtil où, sous la bête, l'humain tente en vain de refaire surface.
Le Prince Vsevolod très juvénile d'aspect et très en voix de Maxim Aksenov complète parfaitement ce trio de tête. Les nombreux autres rôles impressionnent tout autant, du Prince Yuri imposant de Vladimir Vaneev à l'adolescent magnifiquement incarné de Mayram Sokolova. Sans oublier le Poyarok somptueux d'Alexey Markov. Les Budyay et Burunday d’Ante Jerkunica et Vladimir Ognovenko sont l'incarnation parfaite de la veulerie tartare. Le reste de la distribution chante de la même façon dans son arbre généalogique (très touchants Sirin et Alkonost à l'Acte IV) et défend la trop rare partition avec un investissement sans faille.
Les décors, signés également par le metteur en scène, sont superbes. On a loué celui de l'acte I mais celui du IV, bien que plus dépouillé, est tout aussi marquant : six troncs d'arbres gigantesques sont la forêt terrifiante où Grichka déchaînera sa folie sur Fevronia.
Exprimons hélas notre grand regret quant au filmage de cet acte ultime qui ne donne pas à voir la transformation de ce très beau décor. Le réalisateur Misjel Vermeiren ne nous permet pas de comprendre comment les six troncs ne sont plus que trois au bout d'un moment… On ne voit pas plus ni comment revient la maisonnette de Fevronia ni l'élargissement et le rétrécissement du cadre de scène qui l'accompagne. C'est d'autant plus incompréhensible que, jusque-là, la captation aura été parfaitement témoin des enjeux de la mise en scène.
La légende de la ville invisible de Kitège est enfin visible. Dans des conditions parfaites sur le plan musical, et dans une mise en scène mémorable pour peu que l'on se sente concerné par la marche du Monde comme il va…
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Jean-Luc Clairet