Francesca Zambello n’en est pas à sa première Traviata. Comme elle l’explique dans l’interview proposée en supplément de ce programme, elle croyait l’avoir mise en scène dans tous les contextes possibles. Jusqu’à ce que l’Opéra de Sydney lui propose ce projet fou d'imaginer une mise en scène pour un plateau construit dans le port. Projet fou et complet, car, dès l’accès au port, tout a été conçu pour vous mettre dans l’ambiance : décor, restaurants et vue, il y a déjà quelque chose de ce Paris mondain qui sert de cadre à cette tragique histoire d’amour. Il y a aussi cette scène incroyable, en forme de miroir, où la bonne société parisienne peut se mirer à loisir dans sa splendeur comme dans sa décadence. Les éléments de décors sont rares (une table, un sofa, un lit), imposants, et dans des couleurs argentées qui renforcent cette idée de reflet.
Et puis il y a ce lustre gigantesque créé pour l’occasion, véritable icône de cette Traviata. Maintenu par une grue (invisible de nuit), il permet également de localiser judicieusement les projecteurs, véritablement millimétrés, dissimulant au public les détails techniques et ne révélant que l’essentiel de l’intrigue, distillant ambiances et réflexions avec une science consommée. Il y a dans ce jeu de transparence et de reflets quelque chose qu’on avait déjà vu dans la comédie musicale de La Petite Sirène, mise en scène par la même Francesca Zambello, avec, quelque part, les mêmes limites. On se souvient par exemple des grandes structures gélatineuses qui accompagnaient le tableau Sous l’Océan, jolies à regarder, mais dont l’ampleur ne parvenait pas à apporter le mouvement, le rythme nécessaires à la scène. Cette même sous-exploitation est à déplorer pour l'énorme lustre pourtant fondateur de cette production tellement important que Swarovski s’est impliqué dans le projet en fournissant dix mille cristaux pour le décorer et le faire scintiller. Il monte puis descend, transporte un temps Violetta, mais cela s’arrête là. Sa valeur dramaturgique peine à se révéler. Il s’impose plus qu’il n’aide, a fortiori dans la Scène 1 de l’Acte II, dans la maison de campagne de Violetta et Alfredo. Il ne suffit pas de projeter du vert et d’ajouter des jardiniers figurants pour faire bucolique. Quitte à transposer le livret dans les années 1950, autant aller plus loin car là où le cadre fonctionne idéalement dans l’ensemble des autres scènes, ici, le dispositif passe pour une contrainte irrésolue.
Ceci dit, c’est là une bien maigre limite pour cette mise en scène plus que convaincante. Non par son imagination ou son originalité, mais bien par sa gestion impeccable du proche et du lointain, dans un contexte qui ne s’y prêtait guère.
Et cela fonctionne dès le départ, avec cette ouverture tout sauf spectaculaire, dans une remontée temporelle, au sanatorium où Violetta est soignée. La mélancolie est déjà là, dans une belle compréhension de la musique de Verdi, focalisée sur le personnage principal avec sensibilité et intelligence. Le contraste n’en est que plus efficace avec le festif Acte I, scène de foule où chaque figurant raconte sa propre histoire, tout en participant de l’histoire principale. Un vrai tour de force très bien rendu par la caméra de Cameron Kirkpatrick, aussi large que détaillée, captant toutes ces micro-intrigues avec juste ce qu’il faut d’attention pour donner vie à cet univers, apporter une lecture enrichie, dense et pleine de relief, sans pour autant jamais nous détourner de l’intrigue centrale, que la lumière et le focus offert par les décors permettent de mettre en exergue de façon très naturelle. Une véritable prouesse scénographique et cinématographique !
Pour autant, la musique n’est pas en reste, loin s’en faut. Certes, le rôle de Violetta est l’un des plus exigeants du répertoire sopranistique de par l’extraordinaire diversité des émotions qu’il impose et son exigence technique. Disons-le tout de go, malgré un premier duo encore sur la retenue (sans doute à cause du dispositif, nous y reviendrons), Emma Matthews impressionne. Elle prend le rôle à bras le corps et sait se faire aussi jubilante et superficielle que désarmante et tragique. Elle sait flatter le goût du public pour le spectaculaire par des vocalises virtuoses qui frôlent parfois la surenchère, mais c’est bien là le rôle d’une demi-mondaine, pour reprendre les termes de Dumas ! Pour le reste, quelle émotion poignante, quelle justesse dans l’expression. Une véritable réussite.
L’Alfredo de Gianluca Terranova est plus scolaire et pèche par une plus grande approximation, notamment dans le duo inaugural. Il peine à habiter cette scène gigantesque, mais s’en sort malgré tout avec les honneurs grâce à un métier indéniable et, finalement, une sobriété bienvenue qui apporte au couple formé avec Violetta un relief intéressant.
Au contraire, dans le rôle de Giorgio Germont, l’Australien Jonathan Summers est comme chez lui sur cette scène qu’il occupe avec une confiance parfois excessive car la beauté de son timbre ne parvient pas toujours à faire oublier l’imprécision de son chant.
L'autre ravissement musical de la soirée nous vient en revanche de Margaret Plummer, dont le talent de comédienne a su être magnifiquement exploité par Francesca Zambello. Même si le rôle de Flora Bervoix est de second plan, il est impossible d’oublier chacune de ses apparitions, tant par sa présence scénique, que ses qualités vocales impeccables.
La réussite musicale de cette production est d’autant plus à saluer que les artistes chantent sans voir directement l’orchestre ni son chef, cachés sous la scène. La direction sensible mais aussi roborative de Brian Castles-Onion est transmise à la scène via des écrans et c’est tout à l’honneur des chanteurs d’avoir réussi à se caler tant rythmiquement qu’émotionnellement avec les instrumentistes malgré cette relation biaisée et, pour le coup, regrettable. Si la technique supplée à la distance, il manque quelque peu d’humanité et de communion, et même un peu de cérémonial comme celui, traditionnel, de l’Ouverture d’un opéra (ici, le Prélude). Le chef n’est pas applaudi à son arrivée puisqu’on ne le voit pas ! L’Opéra de Sydney devrait prendre cela en considération…
Non exempte de petits défauts, cette première n’en demeure pas moins la création d’une nouvelle façon de faire de l’opéra qui est un moyen d’ouvrir cette forme d’art totale à une nouvelle génération, en associant de manière aussi fructueuse tradition, technologie et rentabilité, autour d’une expérience elle aussi totale, l’avant et après spectacle ayant été conçus comme faisant également partie de l’histoire.
Un très beau concept et une prouesse à tous les niveaux dont la présente captation constitue un magnifique témoignage, si ce n’est sur le plan sonore qui sera très clairement à améliorer. Au printemps prochain, c’est Carmen qui aura les honneurs du port de Sydney. On l’attend déjà avec impatience !
Lire le test du Blu-ray La Traviata par l'Opera Australia
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Jean-Claude Lanot