C'est en mai 2009 qu'est né le label indépendant Mariinsky, afin de promouvoir les artistes et le répertoire du célèbre Théâtre placé sous l'impulsion de Valery Gergiev. Soutenu par le London Symphony Orchestra pour le marketing et la logistique, Mariinsky a fait le choix de la Haute Définition et propose, conjointement à des sorties SACD de grande qualité, un certain nombre de programmes vidéo. C'est le cas du ballet Jewels de George Balanchine filmé en avril 2006, à la fois disponible en Blu-ray et en DVD.
Jewels a été créé à New York en 1967, et c'est en octobre 1999 que le Théâtre Mariinsky l'a ajouté à son répertoire. Composé de trois parties bien distinctes, Jewels s'appuie sur la musique de trois compositeurs très différents : Émeraudes est construit sur la musique de Gabriel Fauré, Rubis sur celle d'Igor Stravinsky, et Diamants sur une symphonie de Pyotr Tchaikovsky. Soit trois tableaux à l'esthétique musicale et au langage chorégraphique différents, qui partagent cependant cet art si particulier que possédait Balanchine pour agencer des pas sur la musique.
Émeraudes
On est tout d'abord séduit par la délicatesse de l'orchestre du Mariinsky, placé sous la direction de Tugan Sokhiev. Pelléas et Mélisande et Shylock de Fauré sont rendus avec subtilité et mystère. La respiration du chef soutient fort bien les danseurs sans jamais perdre cette aura mystérieuse si fragile. De même, la réalisation de Brian Large laisse parler la danse et se garde bien d'abuser des cadrages trop serrés. Bien au contraire, le placement des danseurs en scène demeure toujours très lisible et l'ampleur des mouvements ou des déplacements s'exprime sans contrainte de cadre.
Dans ce premier tableau, le corps de ballet du Mariinsky impressionne par la qualité de ses ensembles et par son unité. L'alternance des solos, pas de deux, trios ou des formations plus importantes qui composent Émeraudes convainc par l'unité de style des danseurs et par la poésie qui émane des placements très maîtrisés. Tout juste pourra-t-on trouver des différences trop marquées entre les personnalités des ballerines solistes, ce qui nuit quelque peu à l'unité de l'expression qui sied si bien à cette scène. Mais il s'agit ici d'un Balanchine très académique, et la compagnie sert cet aspect au mieux.
Rubis
Le second tableau permet aux danseurs d'exprimer une énergie toute différente insufflée par le Capriccio pour piano et orchestre de Stravinsky, dont la rythmique est exploitée avec jubilation par la danse. La précision des solistes comme du corps de ballet n'est jamais prise en défaut, la géométrie des lignes est impeccable et le style balanchinien resplendit de belle façon. Le pas de deux sur le 2e mouvement est magnifiquement dansé par Irina Golub et Andrian Fadeyev. Le couple partage une même respiration musicale et l'accord rythmique se pare d'une musicalité absolue. Dans Rubis, l'aspect féminin de la danse est magnifié par l'esthétique de Balanchine. Sofia Gumerova apporte un excellent dynamisme au 3e mouvement et le corps de ballet excelle à rendre le côté espiègle de la chorégraphie. Là encore, les ensembles sont parfaits en dépit de changements de direction complexes et d'une gestuelle des bras particulièrement difficile à coordonner. Le panache et l'énergie du finale de Rubis déclenchent les applaudissements d'un public jusque-là sur la réserve.
Si la distribution de fleurs à la fin de chaque mouvement est quelque peu fastidieuse et entame l'unité du spectacle, il faut souligner que les trois tableaux de Jewels s'entendent comme trois ballets autonomes et qu'aucun finale rassemblant tous les artistes ne vient clore le spectacle.
Diamants
Le troisième ballet est l'occasion de saluer la beauté discrète des décors dessinés par Peter Harvey et des changements d'ambiances colorées associées à chaque pierre précieuse. Dans Diamants, l'éclat des costumes est magistralement rendu par le master vidéo HD, tandis que le corps de ballet épouse parfaitement la dynamique de la Symphonie No. 3 de Tchaikovsky. La blancheur légèrement bleutée de l'ensemble irradie autant que les ensembles formés par le corps de ballet au moyen de lignes en permanente recomposition. La caméra qui surplombe le plateau permet d'admirer la précision des déplacements et la perfection des dessins formés par les danseurs. La chorégraphie de Diamants s'inscrit dans la lignée du ballet blanc classique qui n'est pas sans rappeler l'Acte IV du Lac des cygnes, mais elle y ajoute une certaine légèreté, et surtout un soupçon de maniérisme très stylisé.
La direction de Tugan Sokhiev compte sans aucun doute pour beaucoup dans la poésie qui émane de ce dernier tableau dont Ulyana Lopatkina et Igor Zelensky constituent les deux joyaux. L'harmonie du couple s'exprime dans le difficile pas de deux qui réserve, comme si souvent chez Balanchine, le rôle essentiel à la danseuse et utilise son partenaire comme faire-valoir et, ici, également excellent porteur. La danse d'Uliana Lopatkina est parfaite mais on pourra lui reprocher une certaine sévérité dans l'expression. De fait, si la ligne et les bras sont toujours fluides et le jeu de jambes constamment précis, il ne se dégage pas de cette interprétation une poésie apte à charmer. Peut-être la posture de la ballerine est-elle trop grave, trop douloureuse pour épouser parfaitement l'intention du chorégraphe. Quant à Igor Zelenski, son rôle de partenaire attentionné ne saurait faire oublier un manège de grands jetés parfait et très applaudi, comme du reste chaque ébauche de performance technique. Le corps de ballet féminin se montre idéal jusque dans la "Polonaise" finale superbement filmée. La construction du travail sur les lignes est sans doute une des plus habiles de Balanchine et la double harmonie musicale et esthétique atteint ici son paroxysme.
Le rideau se baisse sur une fascinante démonstration de la rigueur d'un corps de ballet parfait. Jewels constitue à ce titre un témoignage de l'art d'une compagnie dont les ensembles constituent un des points fort.
Lire le test du DVD Jewels par le Ballet du Théâtre Mariinsky
Jean-Claude Lanot