Composé dans un contexte extrêmement pénible pour son auteur, suite à la perte rapprochée de deux enfants, Jenufa est le troisième opéra de Leoš Janáček et son premier grand chef-d'œuvre lyrique. Très contrasté, son message final s'ouvrira pourtant sur l'espoir d'une vie nouvelle…
L'orchestration d'une fabuleuse densité, sans réelle redite, est construite à partir de petites cellules mélodiques et rythmiques représentatives d'un sentiment ou d'un symbole toujours lié à l'action, un peu à la manière du leitmotiv wagnérien. Une des plus évidentes est la récurrence de notes jouées au xylophone entendues dès le début et censées représenter le bruit des pales du moulin qui sert de cadre à l'action de l'Acte I.
Sur le plan vocal, Janáček créé ce qu'il a nommé une "mélodie du parler". La distribution principale s'organise autour de deux pôles. Deux rôles féminins : Jenufa, dévolu à un soprano lyrique, et Kostelnicka, confiée à un soprano dramatique - et deux rôles masculins principaux. Les hommes jouent les deux demi-frères Laca et Steva. Ténors lyriques, le premier (Miroslav Dvorsky) bénéficie d'un registre plus lourd que Nikolai Schukoff, comme son état d'esprit et son personnage le laissent entendre. Toutes les autres parties sont fonctionnelles et d'une importance limitée, tout comme les chœurs qui développent le sentiment d'un moment, tels la joie à l'Acte I ou la menace à l'Acte III.
L'écriture vocale syllabique, plus chantante toutefois que le parlé-chanté wagnérien, demande une connaissance aboutie de la langue tchèque, que les interprètes, idéalement, devraient savoir parler. Nous ne pourrons juger précisément de leur diction, mais il y a fort à parier que le rôle-titre - l'anglaise Amanda Roocroft - et les rôles secondaires tenus par des artistes espagnols, s'expriment phonétiquement. Ceci étant, la prestation ne semble apparemment pas appeler de réserve.
Le langage musical très tendu de Janáček demande également des moyens vocaux extrêmes dans les graves et les aigus. Or ni Amanda Roocroft (Jenufa), ni Deborah Polaski (Kostelnicka) ne semblent tout à fait libérées des tensions inhérentes à la partition. Pas plus que les ténors, pour lesquels l'art de transformer en beaux sons les aigus fortissimo s'évanouit à chaque tentative. Certes, les sentiments et les passions sont extrêmes, mais la base du style de chant inventé par Janáček reste lyrique, caractéristique qui fait ici souvent défaut à l'interprétation globale.Il est d'ailleurs fort regrettable que le chant ne suive pas idéalement le jeu scénique qui, lui, est parfaitement réaliste et en phase avec les situations dramatiques développées au cours des trois Actes. Le puissant personnage de la Kostelnicka ressort particulièrement bien grâce à une incarnation sans faille, et le public ne s'y trompera pas en ovationnant Deborah Polaski. Son apparence figée, sa grande taille sculptée dans un habit qui la grandit encore, en imposent dans la complexité de ce rôle monstrueusement humain.
Mutation toute symbolique, Jenufa passe du clair au sombre par ses vêtements, et la scène de l'hallucination à l'Acte II ne manque pas de prestance.
Quant aux deux hommes, ils incarnent également fort bien une gente masculine frustrée et écrasée sous des désirs contradictoires.
Ivor Bolton fait montre d'un étonnant style de direction mais semble très à l'aise avec la partition. Il sait rendre l'orchestre suffisamment clair et étincelant dans les rares moments de joie - les recrues à l'Acte I, les préparatifs de la noce à l'Acte III - ou intimiste et détaillé dans le dramatique Acte II.
Sans doute nous serions-nous montré plus enthousiaste si l'aspect visuel de la mise en scène avait été à la hauteur de la richesse de l'œuvre.
Avouons qu'un pot de romarin représentant le bonheur au début du livret, un lit blanc, berceau de l'enfant, et un alignement de bancs en bois pour l'église, s'ils peuvent être considérés comme des symboles, ne constituent pas pour autant un appui visuel convaincant ! Les palissades marron du décor sont quasi immuables, et la couleur sombre, voire totalement noire, entourant les personnages et coupée par des rais de lumière blanche centrés sur les objets, est primairement représentative de l'angoisse, de la frustration et de la culpabilité qui planent sur toute l'œuvre. Le rouge vif des habits des recrues ou de la croix latine de l'Acte III relèvent certes un peu l'ensemble, mais pauvrement et de façon très primaire. En outre, que penser des paillettes hivernales tombant sur le lit de l'enfant, d'un effet frôlant le ridicule dans un tel contexte ? Reconnaissons néanmoins l'usage de costumes de bonne tenue, représentatifs de l'époque et du milieu social.
Malgré cette nudité scénique, les chanteurs parviennent à s'exprimer avec suffisamment d'aisance. Mais c'est un comble pour un opéra doté d'un tel sens théâtral de ne pas aller plus loin dans une ambiance oppressante qui aurait pu être mieux servie visuellement. L'excellent livret écrit par le compositeur d'après une pièce de théâtre aurait mérité de trouver un réceptacle bien plus consistant et inventif que cette pauvreté décorative, à notre avis sans guère d'intérêt.
Pour conclure, nous tenons à préciser que la qualité audio constante de la captation est mise à mal par la permanence de micro-saccades évidentes à l'écran dans chaque mouvement de chanteurs et de caméra. À la suite d'un Boris Godounov à la vidéo médiocre, on ne comprend pas qu'un éditeur de la réputation d'Opus Arte ait pu valider un master vidéo de si piètre qualité.
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Nicolas Mesnier-Nature