Jake Heggie est tout d'abord pianiste, mais sa carrière bascule très vite du côté de l’opéra. Il devient alors compositeur en résidence de l’Opéra de San Francisco pour lequel il écrira Dead Man Walking, créé en 2000. Ce sera un premier succès, tant critique que public, et on louera la capacité du compositeur à allier la qualité du matériel et l’émotion qui s’en dégage. Le décor est planté, et il demeurera la signature de Jake Heggie.
Un autre trait de la personnalité du compositeur est sa fidélité à ses librettistes : Terrence McNally d’une part (Dead Man Walking), et, dans le cas qui nous intéresse ici, Gene Scheer. Les deux hommes se retrouvent notamment autour de leur parcours musical, dans la mesure où Scheer est avant tout un musicien, dont la formation l’a conduit de la Californie à Vienne. Il en résulte un livret de Moby Dick qui coule comme une rivière de notes, évident et musical. Une adaptation si naturelle qu'elle rend l’histoire authentiquement "scénique", et que l’on se prend à oublier le roman de Meville le temps d’un spectacle.
À partir de ce matériel, le metteur en scène Leonard Foglia avait un boulevard. Mais il a eu l’intelligence de ne pas simplement mettre en espace le livret, mais d’aller encore plus loin dans le sens visuel, et de proposer une scénographie utilisant tous les ressorts modernes pour donner à cette histoire sa dimension épique, son action et son intensité. Il utilise notamment avec beaucoup de goût les projections (constellations, vagues, chaloupes). L’ensemble est spectaculaire, sans pour autant plonger dans le littéral basique. C’est ainsi que les chaloupes ne sont que des contours blancs projetés sur l’arrière-scène, plan vertical sur lequel s’accrochent les marins-harponneurs ballotés par les flots. Il y a dans l’utilisation de cette verticalité à des fins dramatiques quelque chose de la scénographie de Bob Crowley pour le musical de Tarzan à Broadway, mais les formes ainsi suggérées par projection apportent une poésie et une efficacité supplémentaires. De plus, la mise en danger, ou tout au moins l’inconfort des positions à adopter, est littéralement vécue par les interprètes ainsi suspendus au-dessus de la scène. En tout cas, ce ressort apporte une solution bienvenue aux challenges également visuels inhérents à cette histoire et permet au public de se sentir véritablement immergé. De plus, les lumières de Donald Holder apportent une indéniable contribution à l'ensemble de ce spectacle.
C’est d’ailleurs ce qui rend d’autant plus regrettable les choix pour la captation video faits par Frank Zamacona pour ces scènes. On comprend bien qu’un réalisateur ne peut se contenter de filmer une séquence uniquement en plan large mais, tandis que l’immersion du spectateur fonctionne également très bien par écran interposé, les plans rapprochés sur les interprètes révèlent la structure même de l’arrière-scène et viennent rompre le charme qui opérait si bien de loin. Il était pourtant possible de resserrer encore davantage le champ pour ne filmer que les visages et non pas les ficelles du dispositif.
Considération mineure, ceci dit, au regard de cette réalisation qui, pour le reste, participe tout autant de l’aventure que de l’émotion. La scène est statique, mais la caméra nous emporte au cœur de cet équipage, avec un dosage idoine entre le mouvement et le portrait (le regard du Capitaine Ahab), entre les ensembles et les interventions solistes.
Ce plaisir visuel se double bien heureusement d’un plaisir sonore tant la présence des musiciens est palpable, notamment en multicanal. La qualité de la captation est ici un véritable hommage à l’engagement et à la qualité des interprètes.
L’orchestre de Moby Dick est pour le moins spectaculaire, mais il fallait bien cela pour une telle épopée : bois multipliés par 3, 4 cors, 3 trompettes, trombones et basse, sans oublier les percussions diverses s’ajoutant aux cordes et à la harpe. Des effectifs qui tiennent presque de la musique de film. Et pour cause, le vocabulaire de Jake Heggie n’est pas exempt de certaines références cinématographiques, bouclant la boucle des (bons) compositeurs de musique de film qui empruntent volontiers à Richard Strauss, Prokofiev ou encore à Shostakovich.
Ainsi, les références sont là, mais elles restent des références. Il est difficile, de nos jours, d’écrire de la musique en prétendant que la musique de film ne fait pas partie de notre culture, voire même de notre culture "classique". Jake Heggie assume, intègre, mais toujours avec intelligence et surtout avec exigence. Il n’y a aucune condescendance chez lui, tant vis-à-vis de la musique de film que vis-à-vis du public à qui il destine cette œuvre et qui, à n’en pas douter, se sentira également chez lui dès la première écoute. C’est une touche de lyrisme aux cordes, des accents aux cuivres, un trait de harpe. Un rien, pas grand-chose. Simplement le témoignage d’un homme du XXIe siècle qui sait de quoi il parle.
Un homme de culture en général, et l’on retrouve également dans son langage de très nombreux gestes rappelant Britten, notamment un sens de l’orchestration très élaboré, avec une compréhension très fine de chaque instrument et un mélange très équilibré et très bien pensé de tonalité et d’atonalité, le tout enrobé dans une élégance de la ligne et du propos – encore une fois ce naturel qui rend toute cette complexité évidente.
C’est certainement l’une des raisons essentielles pour laquelle les chanteurs semblent aussi à l’aise. On les sent totalement pénétrés par leur rôle, et souvent en dépit des maintes contraintes scénographiques comme chanter sur plan vertical ou avec une jambe de bois. Le ténor Jay Hunter Morris passe ainsi très facilement de Siegfried au Metropolitan Opera au Capitaine Ahab, avec une présence fabuleuse, un jeu d’acteur puissant, sans toutefois jamais en rajouter. Un magnifique sens du texte et une manière saisissante de déclamer et de chanter en anglais s’ajoutent aux qualités qu’on lui connaissait, notamment ce timbre inimitable qui reste chaleureux et nous emporte même dans les excès de son personnage. Il y a quelque chose de totalement fascinant dans cette incarnation : la rencontre magique entre un livret, une musique et un interprète.
Stephen Costello offre quant à lui une très belle incarnation de Greenhorn (Ishmael), pleine de mélancolie, avec de très beaux aigus, et surtout une intense compréhension de la transformation progressive de son personnage au contact de Queequeg, le baryton Jonathan Lemalau, dont la présence irradie. Mais c’est sans minorer l’unique personnage féminin, Talise Trevigne, soprano habituée de la scène contemporaine, dans le rôle du mousse Pip. Il y a quelque chose de profondément humain, mais aussi d’animal dans cette chanteuse, qui séduit avant de toucher par son timbre radieux, chaleureux et une maîtrise vocale exemplaire.
Et si chaque membre de cet équipage ne manque pas de rallier nos suffrages, c’est aussi et surtout l’esprit d’équipe qui règne ici qui finit de nous convaincre. À eux tous, ils nous emportent dans cette aventure surhumaine sans jamais oublier leur humanité. C’est ce qui nous "harponne" dans cette production tout entière : cette capacité à nous émerveiller par les proportions d'une scénographie et d'une musique, mais aussi, et même avant tout, par une authenticité et cette faculté à jouer comme rarement sur le proche et le lointain.
On comprend pourquoi, depuis sa création, cette production de Moby Dick n’en finit pas de tourner et de ravir les publics à travers les États-Unis et plus encore à travers le monde. Une carrière amplement méritée ! En France, nous nous contenterons pour le moment d'un Blu-ray et d'un DVD de très haut niveau. Patience…
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Jean-Claude Lanot