Il aura fallu attendre de nombreuses années pour que l'excellent documentaire Going against Fate soit disponible sur DVD en France. Mais, contrairement à d'autres pays qui disposent d'une édition DVD séparée éditée par RCA Red Seal, le film de Viviane Blumenschein n'est disponible chez nous que dans le coffret de l'intégrale des Symphonies de Gustav Mahler par le Tonhalle-Orchestra de Zürich placé sous la direction inspirée de David Zinman (plus de détails au bas de cet article).
Il faut également préciser que les interventions filmées sont en allemand ou en anglais et que seuls sont disponibles des sous-titres allemands et anglais s'activant uniquement lorsque nécessaire selon la langue des intervenants. En revanche, si un sous-titrage peut faire défaut, l'anglais parlé est d'un niveau assez abordable, nombre d'images parlent d'elles-mêmes et surtout, la qualité de ce film est telle qu'une concession sur les langues se montre totalement justifiée.
Si l'on peut regretter que ce DVD ne sorte pas séparément en France, il faut admettre que la présence de ce film de l'enregistrement de la Symphonie No. 6 au sein d'une intégrale Mahler est totalement justifiée. D'autant que cette somme musicale de haut niveau enregistrée entre 2006 et 2010 - également disponible à l'unité chez l'éditeur - ne se contente pas du support CD pour s'offrir aux oreilles exigeantes mais retient le format SACD hybride, i.e. compatible avec tous les lecteurs de disques, pour faire valoir sa superbe prise de son. Chaque Symphonie est ainsi disponible en stéréo PCM, en stéréo DSD et multicanal 5.0 DSD.
Dès les premières images, l'attention est captée par la musicalité du montage de Oli Weiss et par la composition des plans et l'intelligence des enchaînements qui en dit long sur la sensibilité de la réalisatrice Viviane Blumenschein. Instruments filmés sous des angles originaux, musiciens qui s'exercent en coulisses, alternance subtile de captation de concert et de session d'enregistrement, salle de la Tonhalle s'organisant pour l'enregistrement, les partitions que l'on place sur les pupitres… Cet ensemble s'imbrique en un caléidoscope de plans hautement signifiants.
Le documentaire suit ensuite la structure de la Symphonie. David Zinman, face caméra se fait pédagogue en revenant sur les circonstances tragiques qui ont accompagné l'écriture de l'œuvre, seule symphonie pessimiste de son auteur faisant alors face à la perte de son poste de Directeur de l'Opéra de Vienne, à la séparation d'avec Alma, à la maladie et à la cruelle mort d'un de ses enfants. Le qualificatif "Tragique" accolé à la Symphonie No. 6 aurait pu lui être accordé à moins…
Alors que David Zinman s'exprime avec une rare empathie, le tuba de l'orchestre définit le rôle du chef d'orchestre… Nous progressons ainsi sur notre compréhension de l'œuvre et sur la vision du chef autant que sur notre approche de la nature de l'orchestre et la personnalité des instrumentistes. Ceci, dans une dynamique qui paraît déstructurée tant elle est mobile et légère mai qui, en fin de compte, aboutit au final à une structure narrative et documentaire d'une remarquable solidité de construction.
Lorsqu'un musicien expliquera la nature du son de son instrument, l'image se fera prolongement de son discours. Le côté artisanal de certains instruments est montré comme rarement, de la peau de vache au rendu sonore toujours différent lorsqu'elle est tendue sur une timbale à la taille minutieuse de l'anche double du basson.
La vision de David Zinman que nous présente ce documentaire est si évidente qu'elle peut s'exprimera avec une clarté absolue. Chaque mesure de la partition a été étudiée par le chef qui illustre les mots au piano avant de communiquer son intention à l'orchestre. On est ensuite également surpris par la facilité des instrumentistes à exprimer leur approche du texte malhérien par des mots aussi profonds que peut l'être leur jeu.
Pas de tricherie ici : la caméra nous montre aussi bien les visages fatigués au lendemain du concert que le questionnement du percussionniste.La personnalité de David Zinman est terriblement attachante, et c'est un plaisir de l'entendre chanter la chanson Alma du satiriste américain Thomas Andrew Lehrer avec une verve formidable puis, peu après, de le voir utiliser le mot "atroce" pour qualifier le son des musiciens de l'orchestre. Mais, plus que tout, ce qui étonne est son habileté à proposer des images qui vont aider les instrumentistes à obtenir le résultat visé. Cette évocation du son par les images est du reste partagée par d'autres musiciens de l'orchestre avec lesquels il plaisante volontiers. Selon lui, le contact avec un orchestre européen porteur de tradition exige de la part du chef une forme de gentillesse qu'il doit s'efforcer d'exprimer. De même, il veille à programmer tournées et enregistrements qui font beaucoup pour la motivation du groupe.
Un des aspects de la pédagogie de Zinman est en outre de laisser jouer l'orchestre sans chef, ce qui pour lui, constitue un excellent entraînement.
L'importance de l'arrivée de David Zinman en 1995 à la tête du Tonhalle-Orchestra est formulée de façon directe par plusieurs musiciens, conscients de lui devoir non seulement un immense progrès collectif, mais aussi une forme de rajeunissement. Ce renouveau est le fruit d'une grande exigence et passe parfois, pour un instrumentiste, par la difficulté aiguë de répondre à cette exigence et le côté ingrat de la réponse.
Divers aspects de la vie de l'orchestre sont abordés avec simplicité et franchise à l'exemple du témoignage de Julia Becker, premier violon, qui avoue le malaise de jouer une partie solo qui la désolidarise du reste de l'orchestre. Elle se sait alors objet de l'écoute de ses collègues musiciens et cette situation semble pour elle bien plus difficile à gérer que jouer un concerto en soliste. La situation est d'autant plus délicate que le chef demande à l'orchestre la plus grande inexpressivité possible afin de valoriser l'expression de son violon.
C'est avec des essais d'enregistrement d'un gigantesque marteau manié par le percussionniste Andreas Berger que nous abordons l'aspect technique de l'enregistrement. On retrouve alors l'équipe à qui l'on doit le fantastique accomplissement sonore dont témoigne l'intégrale des Symphonies de Mahler contenue dans le coffret. Au côté du producteur Chris Hazell, l'ingénieur du son et mixeur Simon Eadon s'active devant la console.
Tutti-magazine a interviewé Simon Eadon il y a quelque temps et vous pourrez vous reporter à cet article pour en savoir plus sur l'axe de travail de cet artiste du son formé chez Decca à la grande époque. On ne s'étonnera guère, avec une telle filiation, de retrouver dans cette intégrale Mahler les caractéristiques musicales qui ont été longtemps associées au label discographique. Abbas records, la structure formée par Simon Eadon après que Decca se soit séparé de ses équipes techniques, existe heureusement encore aujourd'hui pour continuer à offrir un son parmi les plus beaux.
Going against Fate nous montre comment l'exigence d'un producteur d'enregistrement se conjugue à celle du chef. À son tour le producteur cherchera continuellement la nuance sonore idéale. Quant à David Zinman, il analysera la différence entre la pression ressentie lors d'un concert et durant un enregistrement. Ce dernier permet de recommencer les prises de son jusqu'à l'obtention de ce que l'on souhaite.
Les musiciens et le chef rejoignent l'équipe technique pour une écoute de l'enregistrement. Les regards sont concentrés, attentifs. Le moment pour le chef de préciser encore certains aspects de l'interprétation, certains dosages, et on enregistrera à nouveau pour avancer vers un résultat qui ne sera autre que le but que l'on voulait atteindre.
L'admirable documentaire Going against Fate montre avec éclat que pédagogie, musicalité et humanité peuvent se réunir dans une démarche quasi journalistique à même de nous faire ressentir la respiration d'un orchestre plongé dans l'exigence d'un enregistrement. C'est en tout cas un complément capital à l'intégrale des Symphonies de Mahler éditée par RCA Red Seal.Important : Ce documentaire sur DVD est uniquement disponible en France au sein du coffret de l'intégrale des Symphonies de Mahler par le Tonhalle-Orchestra de Zürich sous la direction de David Zinman. Cette splendide réalisation contient ainsi 15 SACD hybrides et le DVD du documentaire Going against Fate.
Un site en anglais et allemand est consacré à Going against Fate :
www.goingagainstfate.com
Lire l'interview de l'ingénieur du son Simon Eadon
Philippe Banel