L’expérience avait déjà été tentée avec Christophe Rousset en 2008 à La Monnaie de Bruxelles, de rassembler les deux opéras de Gluck, Iphigénie en Aulide et Iphigénie en Tauride. Pierre Audi reprend ici l’idée dans une mise en scène de son cru et avec un orchestre d’instruments anciens.
Si certains pensaient encore Gluck poussif et lénifiant, cette version va définitivement remettre les pendules à l’heure. Sous la baguette de Marc Minkowski, le compositeur autrichien se révèle maître des couleurs et du drame. Le choc est déjà évident sur le premier opéra - Iphigénie en Aulide -, datant de 1773, avec ses nombreux effets de couleurs, sa théâtralité et ses articulations tranchées. Mais il est encore plus criant dans le second - Iphigénie en Tauride -, créé en 1779, d’une puissance dramatique insoupçonnée révélée ici avec maestria. D’autant que la part instrumentale, tenant parfois carrément de la symphonie dans ce dernier, offre une latitude inédite pour l’époque aux musiciens, et ce dès l’Ouverture. De fait, l’orchestre répond comme un seul homme avec un équilibre idoine entre les instruments et les timbres, permettant à chaque soliste, même le plus discret, de faire son chemin dans la masse, d’apporter une matière bienvenue et de délimiter les contours de la partition avec une rare éloquence.
Le metteur en scène Pierre Audi a d’ailleurs fort bien compris l’importance de l’orchestre en l’intégrant dans sa scénographie. Entre le théâtre et le cirque romains, son dispositif le met davantage à l’honneur, derrière la scène proprement dite, entre les chanteurs et le chœur, même s’il est coupé en deux, dans une disposition pas toujours pratique pour le chef. De cette manière, les chanteurs peuvent accéder au proscenium tant par l’arrière que par cour et jardin surélevés, offrant un relief bienvenu à une mise en scène somme toute bien sommaire, voire aride par moments. Et c’est là où le bat blesse quelque peu : si l’orchestre est sorti de la fosse, il n’en demeure pas moins un fossé entre sa fougue débordante et l’indigence de la direction d’acteurs, qui frôle parfois le contresens. Une froideur qui n’est que confirmée par la lumière conçue par Jean Kalman, rasante et glaciale, notamment sur les toges minimalistes des prêtresses de Diane d’Iphigénie en Tauride, rendues alors blafardes.
Côté chanteurs, si la Diane de Salomé Haller est distribuée dans les deux productions, le plateau change d’Aulide en Tauride. Mais cela fonctionne, l’orchestre agissant comme un fil rouge entre les deux, le changement soulignant, si besoin, l’évolution de l’histoire et du compositeur au gré des cinq années qui séparent les deux opéras.
Vocalement, Iphigénie en Aulide convainc le plus, avec une Véronique Gens impériale, bénéficiant de la répartie idéale, même si un peu sur la retenue, d’Anne Sofie von Otter. La technique vocale de cette Iphigénie est impeccable, et l’émotion d’une justesse impressionnante tandis que sa mère à la scène fait montre d’une pudeur mêlée de distinction qui participe de l’ambiguïté du personnage.
Dans le même rôle-titre, Mireille Delunsch offre une performance plus discutable. Le soutien s’avère souvent inégal au cours d’une même phrase, faisant étrangement varier timbre et justesse, ajoutant finalement au malaise inhérent au personnage, et au nôtre. Les rôles masculins sont aussi inégalement tenus. Le binôme Oreste/Pylade (Jean-François Lapointe/Yann Beuron) fonctionne à merveille tant sur le plan vocal que dramatique, tandis que Nicolas Testé campe un Agamemnon solide et honnête. En revanche, le Thoas de Laurent Alvaro peine à convaincre, son personnage frôlant parfois le ridicule, et la voix manquant d’assise.
Au final, ce programme sera tenu pour aussi passionnant pour les amateurs de Gluck que pour ceux qui ne le sont pas… Lesquels seront très probablement réconciliés. Au-delà de partis pris artistiques que l’on peut discuter et de quelques faiblesses vocales, cette double production est aussi solide qu’enthousiasmante et participe de la réhabilitation nécessaire de Gluck, encore trop souvent relégué au rang de compositeur secondaire.
Merci Opus Arte pour ce beau doublé éditorial !
À noter : Chacun des deux disques inclus dans ce boîtier est entièrement consacré à un opéra et ses suppléments respectifs. Le DVD 1 est dédié à Iphigénie en Aulide (112'19) ; le DVD 2 à Iphigénie en Tauride (113'19).
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Jean-Claude Lanot