L'amateur de ballet reconnaîtra dans cette version du Bolchoï de Giselle la plupart des caractéristiques de la chorégraphie de Jean Coralli et Jules Perrot. Toutefois Yuri Grigorovich marque de son empreinte quelques scènes qui font de cette version un spectacle typique du répertoire du théâtre moscovite…
Acte I
Dès le lever du rideau, on sera agréablement surpris par la simplicité et la réussite du décor de Simon Virsaladze dont nous déplorions la piètre création pour Casse-Noisette, également disponible en DVD et Blu-ray chez Bel Air Classiques. La clairière profite de très jolies couleurs automnales et, avec l'humble maison de Giselle, une ambiance délicate s'installe rapidement.
Premier personnage à entrer en scène, le Prince Albrecht est naturellement applaudi par le public du Bolchoï, toujours prompt à manifester son intérêt pour ce qu'il voit. Mais on ne saurait condamner cette constante, parfois un peu envahissante, dans la mesure où elle témoigne d'une réelle admiration pour la danse et les danseurs. Reste que les applaudissements entendus à l'arrière avec une installation 5.1 perturbent un peu trop souvent le message musical. Mais revenons à Albrecht : on ne peut pas dire que le brushing figé par la laque de Dmitry Gudanov soit des plus naturels, mais sa prestance, son maintien et une classe certaine bien qu'un peu trop "guindée", servent bien la noblesse des origines du personnage. Hans - appelé Hilarion dans de nombreuses versions de Giselle - tranche bien sûr par son naturel et sa spontanéité. Vitaly Biktimirov campe un garde-chasse viril dont la finesse exprimera pourtant avec justesse l'amour qu'il porte à la jeune paysanne.
Dès qu'elle paraît en scène, Svetlana Lunkina propose une Giselle sensible. Son visage est expressif, sans naïveté excessive et, déjà à ce stade, on pourra sentir sa capacité à toucher le spectateur par un charisme naturel. Il ne faut du reste pas attendre bien longtemps pour juger des qualités d'interprétation de la danseuse et sa manière de réagir à l'insistance d'Albrecht en dit long sur ses possibilités dramatiques. Ainsi la mimique utilisée comme communication entre les personnages devient un dialogue muet parfaitement maîtrisé dans sa subtilité. Avec une telle habileté à traduire simplement la fragilité du personnage et sa douceur, le vocabulaire classique qui peut parfois paraître vieillot devient ici une expression intemporelle chargée d'émotion. Durant tout l'Acte I, la danse de Svetlana Lunkina est savamment contrôlée entre l'esquisse de pas et une expression plus ample. Le couple formé avec Dmitry Gudanov respire à l'unisson et sert au mieux la progression des sentiments. Le corps de ballet féminin, vêtu d'un beau dégradé de verts, lui apporte un contrepoint de qualité au long de cette première partie du ballet.
La scène de chasse profite de la maîtrise de Yuri Grigorovich à régler les entrées de façon dynamique, dont ici, celle de Bathilde, la fiancée officielle du Prince, interprétée par la belle Ekaterina Barykina. La Danse des vignerons convainc par l'énergie du corps de ballet, comme le Pas de deux des paysans fort bien servi par Chinara Alizade et Andrey Bolotin, beau couple applaudi pour son brio dans de fort bonnes variations. Un certain charme émane de ce pas de deux, dynamité par le sourire "Pepsodent" du danseur. Quant à la Variation de Giselle, on ne sera nullement surpris par la qualité de la danse de Svetlana Lunkina.
La théâtralité de la fin de l'Acte montre, là aussi, l'aptitude de Grigorovich à mettre en place avec efficacité le mélodrame. Renversante de densité, Svetlana Lunkina nous embarque dans la progression de la douleur qui la conduit à la folie avec une sincérité rare que chaque trait de son visage nous révèle sans détour. La scène lui appartient totalement et on ne peut quitter des yeux cette incarnation superbe de la tragédie dans toute sa simplicité et son horreur. Le rideau se ferme très classiquement sur le paroxysme contagieux qui atteint tout le plateau avec la théâtralité de mise.
Pavel Klinichev dirige l'orchestre du Théâtre Bolchoï avec efficacité et l'introduction au second Acte présente de bien beaux timbres. Mais il manque à cette direction la poésie requise pour nous émouvoir au-delà de l'académisme de l'écriture. De plus, on remarquera parfois de façon fugitive, un léger flottement quant à l'attention portée aux danseurs.
Acte II
Curieux choix que celui du réalisateur Vincent Bataillon de nous montrer ainsi Hans en ouverture de scène : vu avec tant de distance, il devient bien difficile de saisir les remords qui assaillent le personnage au beau milieu d'une sombre forêt, et l'expression du visage, pourtant capitale ici, ne pourra rien transmettre à l'écran. Qui plus est, côté décor, on frise le ridicule quand de petites lumières blanches et bleues se mettent à clignoter façon guirlande de Noël. On se demande alors ce qui peut bien épouvanter ce pauvre Hans dans cette manifestation qui tient davantage du mauvais goût que d'une forêt romantique hantée par les Wilis, ces jeunes filles mortes avant leur mariage. Heureusement l'effet est de courte durée et entre Myrtha.
Maria Allash exprime la froideur qui caractérise le personnage sans aucun problème mais il lui manque une qualité essentielle : le don de nous transporter dans cet univers fantastique qui nimbe l'Acte II de Giselle. Plus de lié dans les mouvements apporterait sans doute une qualité supplémentaire au personnage. En outre, les retombées de sauts ne sont pas spécialement gracieuses. Bref, on ne retiendra pas grand-chose de cette incarnation banale.
On se consolera avec un très bel ensemble de Wilis parfaitement synchronisé auquel il manque cependant un soupçon de cette fragilité que peu de formations savent exprimer. Ceci étant, le corps du ballet féminin du Bolchoï se montre superbe dans cet Acte II si exigeant quant à la précision du dessin que forment les lignes, la hauteur des bras et des jambes, et l'orientation du visage.L'apparition de Giselle est en revanche assez décevante. En effet, il y a bien peu d'imagination dans ce simple placement rapide de la danseuse devant la tombe. Comment alors imaginer qu'elle en sort ? Quoi qu'il en soit, le visage diaphane de Svetlana Lunkina nous fait oublier cette déconvenue, comme la précision technique demandée par la démonstration qui suit.
L'arrivée romantique de Dmitry Gudanov revêtu d'une grande cape noire nous présente un danseur dont l'expression nous convainc bien mieux ici que son Albrecht de l'Acte I trop "amidonné". De plus ses qualités de partenaire renforcent ce sentiment par les très beaux portés qui scellent les retrouvailles avec Giselle. La triste fin de Hans, fort bien dansée en dépit de la surenchère d'énergie déployée, rappelle le traitement des rôles de "méchants" par Grigorovich, et en particulier celui d'Abderam dans Raymonda dont on retrouve une certaine similitude de vocabulaire.
Le grand pas de deux de l'Acte permet à Svetlana Lunkina d'apporter à son rôle une dimension d'un "autre monde" qui va jusqu'à transfigurer le comportement du Prince qui la rejoint dans le même axe. La technique du couple est remarquable : elle, tout simplement merveilleuse dans une dimension grandissante d'abandon mise en valeur par un superbe jeu de bras, et lui, exposant de belles qualités d'élévation, d'amplitude de sauts et de précision.
La scène finale permet à l'orchestre d'exprimer un peu plus de sensibilité dans le traitement de la partition tandis que le couple parvient à nous toucher dans un adieu de toute beauté porté par les belles couleurs du jour qui se lève sur le désespoir d'Albrecht.
De fait, tout n'est pas parfait dans cette Giselle du Bolchoï, mais les qualités que nous avons tenté de mettre en évidence et l'interprétation remarquable de Svetlana Lunkina méritent qu'on s'y arrête. Lunkina est une grande, une très grande Giselle…
À noter : Le programme démarre automatiquement au lancement du disque. À la fin, il reprend au début… Les options sonores sont accessibles par le menu pop-up.
Lire le test du DVD de Giselle au Bolchoï
Jean-Claude Lanot