D’aussi loin que l’on se souvienne, quelle version de La Flûte enchantée nous aura vraiment marqué ? Il y en a eu tant, souvent réussies, certaines classiques, d’autres qui l’étaient moins… On se souvient par exemple de l’intelligence visuelle du tandem Caurier-Leiser au Théâtre du Jorat en 1991 mais aussi des incongruités de la version matelassée de la Fura dels Baus à l'Opéra Bastille en 2005. On a beau balayer sa mémoire, la vision qui s’impose à nous in fine est celle d’Ingmar Bergman. Du cinéma, certes, mais pas seulement puisque le film du cinéaste suédois parvenait à capter de façon miraculeuse l’essence de la scène. Si sa caméra était posée sur les planches du petit théâtre baroque de Drottningholm, c’était pour mieux s’en évader. Un miracle de subtilité et d’humanité.Et voici que La Flûte enchantée que Robert Carsen remet sur le métier, au lieu de la banale exécution par le metteur en scène canadien d’une commande de plus dans un emploi du temps bondé, apparaît elle aussi pour ce qu’elle est : une réussite magnifique à la hauteur, selon nous, du modèle bergmanien. Et cette fois, ce n’est pas au cinéma que cela se joue mais à Baden-Baden, lors du Festival de Pâques.
Robert Carsen est un des meilleurs metteurs en scène actuels. Mais, comme tous les immenses artistes, il lui arrive parfois d’être un peu moins inspiré. Il n’y a jamais de spectacles ratés chez Carsen mais, comme chez Fellini ou Demy, seulement des grands Carsen et des moindres. Certaines de ses productions sont classées dans la liste convoitée des plus beaux spectacles du monde : Le Songe d’une nuit d’été, sa Katia Kabanova aquatique. D'autres sont un peu trop voyantes dans leur recyclage d’un système rodé : Tosca, L’Affaire Makropoulos. Mais entre ces deux pôles, c’est toujours passionnant. Toujours très esthétisant aussi (trop, déplorent certains !). Avec Robert Carsen, on se situe aux antipodes de la radicalité visuelle d’un Christoph Marthaler mais sur le même niveau d’intelligence. La liste est longue : Les Boréades, les Contes d’Hoffmann, Alcina, Dialogues des carmélites, ses Janacek… Énumérer, c’est ouvrir la malle aux trésors lyriques.
Oscillant entre la terre et l’herbe qui la recouvre, entre le jour et la nuit, entre ombre et lumière, entre la Vie et la Mort, emportée par un constant humanisme, cette Flûte enchantée de 2013, bien supérieure à la première tentative de Carsen à Aix-en-Provence en 1994, est une de ses plus belles réalisations.
À l’instar de Bergman, Carsen utilise la musique de Mozart dès l’ouverture. Sortant du noir de la salle, des êtres humains magnifiques s’installent sur l’herbe verte qui ceinture le pourtour de la fosse d’orchestre et écoutent. Comme chez Bergman, ils écoutent les notes qui s’élèvent. Comme le spectateur qui tend l'oreille à son tour, mais aussi comme Simon Rattle lui-même, tout à son bonheur de faire jouer pour la première fois en live la divine partition à sa mythique phalange. Parmi eux, Tamino. Il sera soudainement soulevé par tous ceux qui l’entourent et jeté dans la fosse d’une tombe fraîchement creusée dans le vert d’une clairière. Habituellement dévolues à l’Acte II, les épreuves, ici, commencent dès la première scène. Pamina subira plus tard un sort analogue. Sarastro, La Reine de la Nuit, les "prêtres" devenus fossoyeurs chez Carsen, les trois dames et les trois garçons, tous sont de mèche pour tester l’endurance du futur couple. Bergman, dans son film, avait avancé le premier l’idée que la Reine de la Nuit et Sarastro n’étaient pas étrangers l’un à l’autre. À une petite exception près, l’idée fonctionne ici de bout en bout avec bonheur.
Ce décor de clairière au printemps (de la vie ?) est magnifique : par le biais d’habiles transparences, il gagnera parfois en profondeur de champ, et en nombre de fosses, avec de superbes effets de perspective. L’Acte I est celui des Quatre saisons, de la Vie. À la fin de celui-ci, Tamino s’engage sur l’échelle qui descend dans une des fosses.
En saisissant contrepoint, l’Acte II, idée géniale et magnifiquement réalisée, sera celui de la Mort. La clairière a laissé place à un décor plus beau encore : celui d’un caveau situé sous les tombes vues à l'Acte I. Trois immenses échelles disposées en diagonale permettent d’entrevoir la lumière de la clairière située au-dessus. On voit en toute logique Tamino achever la descente de l’échelle entamée à la fin du premier Acte. Au sol, l’herbe a cédé la place à de la terre battue qui sera ensuite jonchée de cercueils, d’ossements. Parfois, les deux décors se superposeront avec virtuosité : on suivra par exemple la chute d’un vêtement jeté dans la fosse du haut et apparaissant simultanément dans le caveau du bas !
On a perdu sans regret aucun toute la quincaillerie maçonnique habituelle pour y gagner en profondeur de sens ! La vie de couple, n’est-ce pas devoir se confronter à la Vie mais aussi à la Mort ? Tout cela est très bien dit au fil de ce spectacle d’une accessibilité totale qui nous semble un jalon de première importance dans l’immense carrière de Robert Carsen.
Les idées fourmillent au cours de ce voyage vers le haut accompli sans mièvrerie aucune, et nous apprécions tout particulièrement la façon de contourner toutes les difficultés obligées : le serpent, ici d’autant plus effrayant qu’il reste longtemps invisible, terré au fond de la tombe dans laquelle Tamino a été propulsé ; le cadenas fermant la bouche de Papageno actionné par le bip de la télécommande d’une clé de contact de voiture ; le portrait vivant de Pamina projeté sur la totalité du fond de scène offrant à Kate Royal l’occasion d’une subtile et séduisante chorégraphie faciale, idéalement adaptée au discours musical ; les animaux autour de Tamino sont biffés au profit de gracieuses volées d’oiseaux… Nous sont épargnées les plumes de Papageno, devenu ici un très crédible routard que Carsen transformera un instant en Hamlet dans le caveau de l'Acte II. Tout droit sortie des Noces funèbres de Tim Burton, Papagena fera irruption d’un cercueil… La liste est très longue et chaque moment des 2h40 de cette Flûte archi-intégrale, notamment au plan des dialogues, est un pur bonheur.
La direction d’acteurs est fouillée pour tous. Les costumes de Petra Reinhardt enchantent à la fois par leur naturel et leur élégance. Les trois garçons apportent également une touche fantastique des mieux venues avec leur façon caméléonesque de revêtir systématiquement un costume identique à celui de leur interlocuteur. Ils seront même habillés en Pamina !
Le décor de Michael Levine est superbe. L’usage de la vidéo, très présente, est d’une virtuose inventivité. Tout, absolument tout, fonctionne hormis l’avant-dernière scène nocturne entre La Reine et Monostatos. Le simple geste d’excuse de la Reine apparaît à ce moment comme une justification un brin insuffisante. Broutille au sein d’un spectacle d’une intelligence aussi grande que sa constante beauté plastique, capté avec la grâce qui lui convient par le réalisateur Olivier Simonnet.
Les chanteurs, emportés par le Tamino vraiment princier, viril, solaire et constamment bien chantant de Pavol Breslik, participent avec un bel engagement à cette lumineuse marche vers le bonheur. La Pamina très concernée de Kate Royal, plutôt dramatisante ("Ach ich fühl's", le quatuor avec les enfants), soigne aussi des aigus charnus, dardés vers le cœur. La Reine de la Nuit d’Ana Durlovski est absolument splendide : dramatique, très incarnée. Avec des couleurs très sombres dans la première partie de "O zittre nicht", elle sidère par sa gestion sans faille de la pyrotechnie de ses deux airs, ce qui n’est pas donné à toutes les prétendantes à ce rôle. Son jeu est de surcroît le parfait vecteur du pari de Carsen et cette mère folle de son corps, qui va jusqu’à vamper littéralement Tamino (Sarastro avait-il prévu ça aussi ?) est une alternative bienvenue à toutes les castratrices déchaînées auxquelles le spectateur est souvent habitué.
Dimitry Ivaschenko est un Sarastro qu’on écoute d’autant mieux qu’il ne pontifie pas, et dont la voix naturellement somptueuse énonce en toute simplicité les graves plus profonds de la littérature d’opéra. Michael Nagy recueille fort justement un triomphe avec son Papageno très séduisant et, chose courante pour les Papageno, chanté avec la plus grande facilité. Regula Mühlemann est une aussi parfaite Papagena qu'un merveilleux récent oiseau de la forêt à l'Opéra de Genève. Rappelons qu’elle était déjà Papagena en 2012 à Salzbourg dans Das Labyrinth de Peter von Winter, suite de La Flûte. Le Monostatos bien chantant de James Elliott n’a plus rien d’un clone de Mime. Même lui sera sauvé in extremis du côté obscur par le metteur en scène.
Cela arrive de temps à autre : on distribue, parfois au détriment de l’unité stylistique, les trois dames à trois chanteuses dont le renom individuel suffit à remplir les salles. Annick Massis, Magdalena Kozena et Nathalie Stutzmann rivalisent ici mais leurs timbres constamment reconnaissables ne nuisent en rien à l’entreprise. Leurs apparitions sont même des moments d’intense jubilation comique. On sent que Carsen s’amuse à jouer lui aussi avec ces trois divas dont il tient à faire trois savoureuses complices. Rattle en rajoute et leur offre même une version alternative de pure virtuosité à la fin de leur premier trio.
Le Sprecher est souvent offert à une grande voix. Rattle a choisi José Van Dam pour une émotion immédiatement au rendez-vous à l’écoute de ce timbre que l’on n’avait plus entendu depuis ses adieux à l'opéra en Don Quichotte à Bruxelles.
Les voix merveilleusement accordées des trois garçons parachèvent la réussite. Simon Rattle, visiblement ravi de ses élèves offre à ces derniers, comme aux autres, quelques ornements inédits.
Au Philharmonique de Berlin, Rattle fait aussi don de quelques aménagements : des percussions lointaines au cours des traversées de l’eau et du feu, le carillon vibrionnant de Papageno sur l’allegro du dernier chœur, mais aussi quelques variations de tempi parfois surprenantes, des micro-accélérations qui semblent témoigner de l’impatience espiègle d’une exécution jubilatoire et solaire, où le directeur musical de la Philharmonie redevient sous nos yeux l’enfant qui sommeille en tout spectateur de La Flûte enchantée.
Le bonheur n’a rien à raconter, dit-on. La marche vers le bonheur, en revanche, c’est tout autre chose. C’est le désir de Robert Carsen et de Simon Rattle de nous faire faire ce voyage qui devrait être celui de tous les Hommes. Et c’est logiquement autour du chef d’orchestre que chacun revient à la fin. Sur les ultimes mesures, Tamino saisit un instant le bras du chef d'orchestre ! Ainsi s'achève le spectacle, autour de la fosse d’où la représentation est née et où elle retourne pour la conclusion : la fosse de l’orchestre. La plus grande de toutes les fosses utilisées par Robert Carsen au long de ce voyage exemplaire qu'il nous propose : celle d’où surgit, non un hideux serpent, mais la plus belle des musiques.
À noter : L'Acte I est proposé sur le DVD 1 (68'54) ; l'Acte II sur le DVD 2 (91'12).
Important : Ce titre est en vente quasi-exclusive sur le site du Berliner Philharmoniker
Lire le test du Blu-ray La Flûte enchantée dirigée par Simon Rattle à Baden-Baden
Retrouvez la biographie de Wolfgang Amadeus Mozart sur le site de notre partenaire Symphozik.info
Jean-Luc Clairet