Il est bien difficile de hiérarchiser les niveaux de réussite artistique de cette captation historique de Fidelio. Mais il serait inconcevable de ne pas commencer par saluer les performances des solistes, aux côtés desquels les rôles secondaires sont également parfaitement interprétés. De même, impossible de ne pas s'incliner devant la merveilleuse présence des Chœurs de l'Opéra Allemand de Berlin qui apporte un soutien tout simplement parfait à l'œuvre entière.
Dans son incarnation de Fidelio/Léonore, Christa Ludwig est stupéfiante, tant sur le plan vocal que dramatique. Dès le récitatif et l'air célèbre de l'Acte I - "Abscheulicher…", suivi de "Komm, Hoffnung…" - elle nous marque par son aisance. En pleine possession de ses impressionnants moyens vocaux, la grande mezzo-soprano habite complètement son personnage d'épouse qui se déguise en homme pour sauver son mari emprisonné. Dans ce contexte, son visage exprime de sincères expressions, de l'angoisse à l'espoir, qui ne laissent place à aucun doute sur la réalité de l'amour qu'elle porte à Florestan.Le ténor américain James King incarne un époux qui, sur tous les plans, se hisse à la hauteur de la prestation enthousiasmante de Christa Ludwig. Son timbre de Heldentenor resplendit dans l'univers sombre des cachots, au début de l'Acte II avec le célèbre "Gott ! Welch Dunkel hier… !" et sa première phrase en forme de cri désespéré, pendant de l'air de Léonore à l'Acte I. Avec sa voix d'airain et ses facilités de projection, le chanteur révèle des talents dramatiques fort convaincants alors qu'il navigue, lui aussi, entre angoisse et espoir. On comprendra sans mal pourquoi James King, indépendamment de ses incarnations wagnériennes à Bayreuth, fut un Florestan parmi les plus grands, si ce n'est le plus grand, sur les scènes internationales.
Lorsque le couple se retrouve dans le superbe duo "O namenlose Freude" à l'Acte II, Christa Ludwig et James King forment un duo d'opéra doué d'une harmonie parfaitement juste entre union des timbres et sens dramatique. La joie des retrouvailles nous émeut autant que l'interprétation qui se hisse au niveau de l'hymne à la liberté et à l'amour conjugal voulu par Beethoven.Le baryton-basse autrichien Walter Berry est tout aussi remarquable dans le rôle du gouverneur de la prison d'État, et son Don Pizarro annonce quelque peu le futur Iago d'Othello de Verdi et son célèbre "Credo". À l'Acte I, "Ah ! welch ein Augenblick", accompagné du chœur de soldats, est époustouflant de mordant, d'esprit de vengeance contre Florestan et de violence habitée par le mal. La façon dont Walter Berry est grimé et costumé est en outre idéale pour nous projeter dans l'univers maléfique du personnage.
Quant à la basse allemande, le célèbre Josef Greindl, qui fit les beaux jours de Bayreuth dans les années 1950-1960, il livre ici une belle incarnation du personnage du geôlier Rocco. Dès son "Hat man nicht auch Gold beineben", à l'Acte I, c'est dans le registre dramatique que le chanteur excelle.
Nous apprécierons les performances scéniques de la soprano légère Lisa Otto (Marzelline) et du ténor lyrique Martin Vantin (Jaquino) dans le quartet du début de l'Acte I "Mir ist so wunderbar", mais un peu moins ailleurs sur le plan vocal. William Dooley dote le rôle de Don Fernando de son beau timbre de basse, et Barry MacDaniel et Manfred Rörhl s'illustrent de belle façon au sein du Chœur des Prisonniers.Artur Rother dirige l'Orchestre de l'Opéra Allemand de Berlin. Spécialiste de l'expression opératique, le chef a joué un rôle très important au Deutsche Oper Berlin depuis la période nazie. Son autorité et sa maîtrise sont totales dès l'Ouverture de ce Fidelio. Avec des tempi rapides - voire trop ! - il est à même de faire apprécier la discipline typique de la tradition germanique en matière de direction d'orchestre. Signalons qu'Artur Rother a choisi de ne pas intégrer l'Ouverture Leonore III avant le dernier tableau. De ce fait, le déroulement de l'action ne se trouve pas artificiellement coupé, ce qui nuit toujours à la progression dramatique.
Les décors de Wilhelm Reinking sont plutôt sobres : un mur en fond de scène, une table, des tabourets… à l'Acte I ; des escaliers conduisant au cachot de Florestan, une trappe et une pelle pour creuser la tombe de l'époux prisonnier à l'Acte II. Les costumes sont soignés et plutôt crédibles, dans la transposition historique au début du XIXe siècle. Mais, davantage, la réussite théâtrale de ce "Singspiel" impressionne par sa justesse. Le metteur en scène Gustav Rudolf Sellner livre, avec ce Fidelio, un travail en tout point remarquable. Quant à la captation réalisée pour la télévision, elle privilégie des positionnements de caméras intelligents permettant même parfois notre immersion dans le décor (l'univers sombre des cachots souterrains).
Ce Fidelio de 1963 est une réussite quasi totale. Certes, le tempo rapide imprimé parfois à l'œuvre peut paraître contestable, mais avec quatre immenses chanteurs solistes et une mise en scène d'un tel niveau, nous ne pouvons qu'applaudir très fort devant cette captation exhumée par Arthaus Musik. Un Tutti Ovation s'impose !
Jean-Luc Lamouché