Le Faust de Gounod a tout à gagner d'un salutaire rafraîchissement dépoussiérant. La vision décapante et si intelligente de Jorge Lavelli qui fit tant couler d'encre à l'ère Liebermann est aujourd'hui la référence de nos mémoires. Elle parvenait, dans l'optique d'une translation temporelle du XVIe siècle originel à l'époque de la création de l'opéra, à arracher à une tradition bien établie des personnages engoncés dans les tournures d'un livret un brin suranné. On perdait "la plume au chapeau", mais l' "Ange pur et radieux" de Marguerite voyait l'indulgence de notre sourire remplacée par une empathie totale envers le martyre de la jeune femme abandonnée jusqu'à la folie par les hommes. Comme elle était loin, alors, la Castafiore de l'Air des bijoux !
Lorsque le rideau se lève sur la transposition de 2015, cette fois intemporelle, signée Stefano Poda, on se dit que l'on tient, 40 ans plus tard, un autre Faust idéal. Le choc esthétique est total devant cet anneau incliné qui émerge de la pénombre d'une boîte minérale aux murs de pierre claire et au noir plafond à coulisse. On se demande un instant si on ne s'est pas trompé d'opéra tant ce décor pourrait assurément s'adapter à la Tétralogie. C'est dire le sérieux avec lequel Poda s'attaque à ce Faust qui fit vibrer nos aïeuls lors de tant de matinées dominicales. Sous l'anneau gigantesque, symbole de l'enfermement, mais avant tout du cycle du temps, de l'éternel recommencement, un Faust au torse nu, entouré d'une pléiade de sabliers, est crucifié au sol, au pied d'un amoncellement de livres. Le plateau tournant est constitué de cercles blancs concentriques recouverts d'inscriptions qui confirment la volonté de Stefano Poda de revenir aux origines du mythe en affiliant le Faust de Gounod au Faust de Goethe : "Im Anfang war die Tat!"*,… Rendre à Goethe ce qui fut d'abord à Goethe. Le Faust de Gounod quittant le théâtre lyrique pour le cosmos, l'on est, bien sûr, très preneur.
* "Au commencement était l'acte !"
Dans des éclairages de toute beauté, également conçus par le metteur en scène, les positions de l'anneau seront déclinées de toutes les façons imaginables : du statut de commode paravent pour entrées et sorties, il se fait mur pour la kermesse du deuxième acte, maison de Marguerite envahie par le végétal, chambre des suppliciés à Walpurgis, trouée sur l'infini de la rédemption…
Cet univers forcément sublime et hypnotisant pour l'œil est peuplé de créatures habillées avec une imagination costumière qui confine au défilé de mode ultra-branché, là encore sorti de l'imagination graphique de Stefano Poda : même l'accorte Marthe n'est plus "la voisine un peu mûre" méchamment croquée par Méphisto, mais une femme des plus sexy. Les fleurs de Siébel deviennent un très beau manteau que Marguerite portera comme une tunique de Nessus lorsqu'elles faneront : très belle idée, à l'instar des couronnes d'épines ceignant les fronts des soldats sur "Gloire immortelle de nos aïeux", d'un spectacle capable aussi d'en accoucher d'autres plus contestables telle celle où Méphisto crève les ventres de femmes enceintes portant ballons noirs au bout d'un fil.
Les chœurs sont mis à contribution pour des chorégraphies originales, même si souvent très mécaniques, qui nous vengent de tant de mises en scène au premier degré, mais qui ne sont pas toujours lisibles : la Valse de l'Acte II est remplacée par une impro géante hyper-contrôlée sur le thème du trouble obsessionnel du comportement… On s'y prend le bras, certes, mais pour accoucher de serpents censés évoquer peut-être la composante maléfique à l'œuvre, voire pour signifier que l'Enfer est déjà sur Terre… Si la Nuit de Walpurgis commence assez bien avec la vision de mains sortant de l'anneau devenu chaudron de l'Enfer, la suite, très esthétiquement dénudée, se réduit trop à un exercice de gymnastique un peu vain où erre en touriste un Faust peu concerné. C'est d'ailleurs l'impression qui gagne peu à peu l'esprit lorsque l'œil dessillé parvient à sortir du sortilège visuel : les solistes se meuvent assez traditionnellement, voire maladroitement - apparitions de Marguerite, déambulations lentes de choristes - au sein d'un univers sublime mais au sens plus incertain. À la fin, des sabliers sont remis à Faust ainsi qu'à Méphisto : les deux hommes ne semblent savoir qu'en faire, tout comme le spectateur. De même, Marguerite semble hésiter à diriger son regard vers le second anneau apparu dans la trouée du fond de scène ou vers le spectateur auquel elle adresse le passage de relais d'un "regard caméra". À ce stade, nous quittons un spectacle certes magnifique mais en léger déficit de sens général.
La baguette de Gianandrea Noseda emporte l'Orchestre du Teatro Regio de Turin avec un allant aux antipodes de l'impressionnante direction de Colin Davis dans son enregistrement Philips, qu'on aurait vu plus en phase encore avec la cérémonie visionnaire de Poda. Forcés de faire le deuil d'une prononciation française idoine, les plaisirs que génère une distribution convaincante sont nombreux. Irina Lungu, la plus audible, est une Marguerite vaillante et musicale, à peine plus corsée que ses devancières, se consumant dans un final irrésistible. Physiquement le charme est indéniable, la chanteuse formant avec Charles Castronovo un couple assez glamour. Le ténor américain vainc les périls d'un rôle ardu, séduisant par un engagement vocal plus intérieur que véritablement flamboyant, ce qui s'avère payant dans un tel environnement scénique. Ildar Abdrazakov est un Méphisto de belle prestance, ne forçant jamais sur la caricature noircie : une voix policée qui évoque une manière de René Pape russe. Si le Valentin solide de Vasilij Ladjuk se débat davantage avec ses voyelles que ses partenaires, le travesti ultra-crédible du Siébel confié à la voix chaleureuse de la chanteuse géorgienne Ketevan Kemoklidze, aussi bonne chanteuse que bonne comédienne, est des plus touchants. Samantha Korbey est, en accord avec la production, une Dame Marthe éloignée de toute caricature tandis que Paolo Maria Orecchia sait mettre à profit les quelques interventions de Wagner pour imposer la noirceur de son timbre. Les chœurs du Teatro Regio, une fois passée la périlleuse kermesse, sont à la hauteur de l'enjeu.
La captation de Tiziano Mancini, très satisfaisante dans l'ensemble, rate hélas la scène de l'église où les plans serrés nous privent par trop de la transformation spectaculaire du décor.
L'on aura compris, le spectacle de Stefano Poda, qui gagne certainement à être vu de loin, nous impressionne davantage par son esthétisme que par sa direction d'acteurs, deux principes suprêmes de la mise en scène qu'un Carsen, par exemple, maîtrise en général admirablement. Une corde qui manque peut-être encore à l'arc déjà très fourni d'un metteur en scène capable déjà de signer le décor, les costumes, les lumières et même les chorégraphies de ce Faust très recommandable…
Lire le test du DVD Faust mis en scène par Stefano Poda à Turin…
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Jean-Luc Clairet