On ne manquera pas, si l'on a la chance d'avoir pu visionner chronologiquement la série intégrale des opéras de Verdi - par exemple ceux parus chez C Major dans la collection Tutto Verdi -, d'être plus qu'étonné par l'incroyable renouvellement stylistique opéré par Verdi dans Falstaff au soir de sa vie. Pour son vingt-neuvième opéra, le vieux maître écrit une seconde comédie plus de cinquante après sa toute première tentative dans l'art lyrique, Un Giorno di regno, qui fut un échec cuisant. Sous l'impulsion d'Arrigo Boito, qui avait déjà incité Verdi à composer Otello, un nouveau chef-d’œuvre, Falstaff, voit le jour dans une totale liberté créatrice. De fait, cet opéra montre une complexité impressionnante de mise en place instrumentale et vocale, davantage encore que scénique.
Deux points positifs sont à reconnaître à la mise en scène de Stephen Medcaff présentée sur la scène du Teatro Farnese de Parme. Le premier consiste en une relative sobriété des éléments décoratifs, peu nombreux mais à leur place, destinés à recréer l'époque shakespearienne dans la même logique que les costumes d'une grande beauté dessinés, comme les décors, par Jamie Vartan. Le second se trouve dans une gestuelle, là encore ajustée au style de l'opéra bouffe et aux personnages, qui parvient à éviter les débordements grossiers qui auraient pu faire verser ce chef-d’œuvre de finesse dans une balourdise aux antipodes de la partition. Ici, on bouge sans s'agiter, et l'on stagne sans s'endormir. La musique de Falstaff demande par ailleurs de l'excellence dans la direction musicale tant elle doit se montrer aussi fine et précise que l'écriture verdienne. Andrea Battistoni, jeune chef dynamique, semble parfaitement à son affaire devant cette partition à la truculence contrôlée où il s'agit de soutenir sans faille les trouvailles bombardées par Verdi quasiment à chaque mesure et lier le tout dans un ensemble cohérent. C'est chose réalisée dans ce Falstaff de Parme, et dans un esprit tout à fait pétillant.
Falstaff est un de ces opéras au rôle-titre écrasant, et le baryton élu sera amené à tout donner dans un rôle de composition périlleux. Ambrogio Maestri possède d'indéniables avantages pour incarner un inoubliable Falstaff, et ce n'est pas un hasard si l'interprète italien chante aujourd'hui ce rôle sur toutes les grandes scènes mondiales et compte à son actif de multiples captations vidéo de l'ultime opéra de Verdi : d'abord sa voix est au meilleur de sa forme, d'une grande aisance dans les couleurs et les intentions, jamais couverte. Ensuite, il possède un physique naturellement approprié au rôle.
Mais si le baryton italien accapare la scène et chante la moitié du temps couché sur son lit, allongé dans sa baignoire ou vautré par terre au pied d'un arbre, les interprètes qui l'entourent n'en déméritent pas pour autant.
Des deux serviteurs Bardolfo (Patrizio Saudelli) et Pistola (Mattia Denti), on retiendra essentiellement le premier. Mais l'on pourra se demander si la voix du ténor est naturellement nasillarde – ce qui convient au rôle – ou pas. Il en va de même pour le Dr. Cajus de Luca Casalin qui fait un peu penser au notaire des Noces de Figaro, personnage accusateur et rancunier, sans humour. Antonio Gandia assure en Fenton l'essentiel sans se démarquer outre mesure, et son intervention soliste au début de la scène 2 de l'Acte III reste sur le fil de la justesse. On préfèrera le Ford de Luca Salsi, à l'aise bien que sans brio excessif tout au long l'œuvre.
Côté féminin, la distribution est relativement homogène. La soprano Svetla Vassileva trouve quelques limites dans un vibrato qui apparaît sporadiquement mais son enthousiasme à jouer la comédie emporte notre adhésion. Sa compagne Meg (Daniela Pini), plus discrète, laisse une impression moins forte. En revanche, Romina Tomasoni joue une Mrs Quickly remarquable. On retiendra sans nul doute son "reverenza" comique, au même titre que "dalle due alle tre", ainsi que le bref échange entre Fenton et Nannetta (Barbara Bargnesi) dont le suraigu critallin et naturel ne manquera pas de séduire les oreilles.
Falstaff se termine par une fugue, hommage émouvant à un genre totalement révolu en 1893, année de sa création à la Scala de Milan. Morceau de bravoure terriblement difficile à mettre en place - lire à ce sujet l'interview d'Ambrogio Maestri réalisée par Tutti-magazine -, cette fugue laisse place à un énorme éclat de rire : "Tutto nel mondo è burla*", chanté en chœur en regardant le public.
* "Le monde entier est une farce".
Nourri d'une créativité intense, Falstaff condense pour mieux détruire ce qui a fait la gloire de l'opéra italien et celle de Verdi lui-même : absence d'aria destinée à mettre en valeur un soliste, orchestre-commentaire d'un modernisme anticipant le XXe siècle, et rejet des acquis structurels. À l'image d'un Rameau, cette remise en cause aussi tardive démontre la vivacité de Verdi lorsqu'il compose Falstaff. Si la couleur verdienne des dernières années montre l'influence wagnérienne et anticipe le vérisme, c'est bien l'aspect unique de Falstaff qui en fait la grandeur. Une grandeur parfaitement servie par cette production de fort bonne facture.
Lire le test du DVD Falstaff avec Ambrogio Maestri enregistré à Parme en 2011
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Nicolas Mesnier-Nature