Le spectacle que constitue ce récent Eugène Onéguine par sa mise en scène est le premier atout de cette captation. De prime abord, la production de Mariusz Trelinski peut sembler assez classique par le contexte historique de la Russie au XIXe siècle qui a été retenu, ses costumes et décors d'inspiration plutôt traditionnelle… Pourtant, que d'innovations ! Il y a tout d'abord ce personnage habillé de blanc qui représente un Onéguine vieilli et muet, lequel hante l'histoire, transperçant de sa canne comme d'une flèche Tatiana, Lensky et son jeune double, symbole de passion et de mort naviguant entre Éros et Thanatos… La passion amoureuse et la tentation sont représentées par une dominante rouge très présente : des pommes à la couleur obsédante, le drap de la table ou une grande flèche orientée vers le bas dans un univers de cabaret, à l'Acte III. Des têtes de loup apparaissent dès l'Acte II, et apportent une force visuelle incontestable. Il convient également de saluer la qualité des nombreuses chorégraphies souvent construites autour de mouvements saccadés, comme au ralenti. Enfin, l'harmonie et la cohérence entre la mise en scène de Mariusz Trelinski et le travail chorégraphique d'Emil Wesolowski trouvent dans la captation de Tiziano Mancini, une traduction de grande qualité.
Ce que le jeune chef israélien Omer Meir Wellber obtient de l'Orquestra de la Comunitat Valenciana ainsi que du Cor de la Generalitat Valenciana (préparé par Francesc Perales) est en tout point remarquable ! À seulement 30 ans, il parvient à allier nuances, énergie, drame et maîtrise technique. Sous sa baguette, les courts préludes orchestraux sont tout particulièrement soignés, comme en témoignent la grande transparence de l'Introduction à l'Acte I, ou ensuite, la montée dramatique qui précède la "Scène des lettres" de Tatiana. Omer Meir Wellber fait ressortir avec maestria les thèmes attachés aux principaux personnages de l'œuvre, selon l'utilisation des leitmotivs empruntée à Richard Wagner. À l'Acte II, il développe une vive énergie et montre une autorité certaine pour lancer la célèbre "Valse", très marquée et appuyée par un chœur mixte parfait. De la même façon, il sait faire ressortir avec la tension nécessaire tout le drame contenu dans le prélude orchestral qui précède le duel entre Onéguine et son ancien ami Lensky. Enfin, au début de l'Acte III, il nous livre la célébrissime "Polonaise" avec un rythme charpenté qu'il sait souligner sans exagération. Saluons enfin sa belle aptitude à soutenir les voix et sa qualité d'attention aux chanteurs.
Par bonheur, les interprètes solistes se montrent globalement à la hauteur de cette belle direction musicale, comme de la direction théâtrale.
Cependant, c'est Kristine Opolais, dans le rôle de Tatiana, qui apparaît comme la plus convaincante, à la fois vocalement et dramatiquement. D'une grande crédibilité théâtrale, la superbe soprano lettone nous donne une vision particulièrement dramatique et même tourmentée de son personnage : une Tatiana qui n'a ici rien de juvénile, mais présentée comme une "romantique", au sens du XIXe siècle allemand. C'est une passionnée (sublime "Scène des lettres") dont l'expression se fonde sur un registre vocal animé de beaux aigus, de forte "faciles" et d'un timbre toujours séduisant. Sa Tatiana est une jeune femme touchée jusqu'au tréfonds de son cœur et de son âme par une sorte de maladie d'amour. Et Kristine Opolais est remarquable quand elle interprète l'instabilité de son statut de femme rangée, fidèle à son mari, pourtant toujours passionnément amoureuse d'Onéguine. Dans le duo qui rassemble les deux personnages, la chanteuse développera un magnifique phrasé soutenu par de superbes couleurs ! L'émotion nous gagnera lorsque Tatiana parvient à la résignation et dit adieu à celui qu'elle continue d'aimer…
Dmitry Korchak interprète le rôle de Lensky, l'ami d'un temps d'Eugène Onéguine. Le ténor se montre un interprète de haut niveau, tant sur le plan dramatique que vocal. On retiendra en particulier l'air de l'Acte I, "Ya lyublyu vas", qu'il destine à sa fiancée Olga, puis la célèbre aria de l'Acte II, "Kuda, kuda", délivrée avec justesse avant le duel qui l'oppose à Onéguine, ainsi que sa présence vocale, justement lors de la "Scène du duel" qui aboutira à sa mort. Le timbre clair et lumineux de Dmitry Korchak, chanteur très à l'aise avec la voix mixte, se marie à d'excellentes qualités scéniques, comme le montrent ses duos avec Olga et surtout l'incarnation dramatique totalement impliquée dans le duel.
Artur Ruciński incarne Eugène Onéguine, et si la qualité de la prestation se situe en deçà dans notre appréciation en raison de la nette domination vocale et dramatique que manifeste face à lui la Tatiana de Kristine Opalais, le baryton apporte pourtant des qualités certaines à ce rôle. À la fin de l'Acte I, il intervient avec lyrisme et présente une bonne ligne de chant dans son duo face à Tatiana. Mais c'est surtout à l'Acte III, lorsqu'il perd de sa superbe, saisi à son tour de passion pour la jeune femme, qu'Artur Ruciński se montre le meilleur sur le plan théâtral, et le duo de la Scène 2 devient une grande réussite !
Cet Eugène Onéguine compte en outre de bons seconds rôles en la très bonne nounou Filipyevna (la mezzo-soprano Margarita Nekrasova), une Larina bien assise dans sa fonction sociale de propriétaire terrienne (la mezzo-soprano Hélène Schneiderman), une Olga juvénile à souhait (la mezzo-soprano Lena Belkina) et un Triquet drolatique comme attendu dans ce rôle (le ténor Emilio Sanchez). Le Prince Gremin de la basse Günther Groissböck se montre en revanche convenable sans plus, car manquant un peu de profondeur pour ce rôle, court il est vrai, mais porteur de la superbe et célèbre aria de l'Acte III.
Au final, cette production de l'opéra de Tchaikovsky se montre globalement remarquable par la cohérence qu'elle affiche. Mise en scène et chorégraphie se conjuguent à l'énergie et au sens du drame d'un jeune chef d'orchestre de très grand talent, le pouvoir dramatique de Tatiana se révèle assez unique, et le timbre clair et lumineux de Lensky charme avec aisance. Seules de petites réserves seront posées quant à Eugène Onéguine et le moyen Prince Gremin. Mais ne boudons pas notre plaisir devant une réussite qui s'impose avec éclat.
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Jean-Luc Lamouché