Dans un marché en perte de vitesse tant économique que créative, The Enchanted Island est définitivement le projet qu’on attendait. Il y a d’ailleurs quelque chose de très actuel dans l’idée de pastiche. "Compilations" et autres "best of" n’ont en effet rien à envier aux cantates-parodies de Bach, à certains opéras baroques comme Muzio Scevola (mélange d’actes de Haendel, Mattei et Bononcini, lequel a connu une gloire internationale en son temps) ou même certains chorals de Luther, véritable recyclage de plains-chants ou même de chansons à boire dans le cadre réformé. Qui dit pastiche ne dit donc pas défaut de créativité, et bien au contraire ! Ici, en effet, c’est bien aux riches qu’on emprunte ! C’est sans doute ce que s’est dit William Christie quand on lui a présenté le projet en lui donnant carte blanche pour choisir les airs qui allaient peupler cette adaptation à mi-chemin de La Tempête et du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare. D’autant que, dans ce véritable travail d’équipe, les choix ont été opérés de manière collégiale, certains airs ayant été suggérés par les chanteurs eux-mêmes, comme Danielle de Niese nous le confiait en interview. De quoi impliquer, souder et motiver une troupe comme jamais autour de ce projet, et donner une idée de la convivialité et du bonheur qui ont régné tout au long de cette production à tous égards hors du commun.
L’autre idée de génie de cette production est d’avoir fait appel à Jeremy Sams pour écrire le livret tout shakespearien de The Enchanted Island - cela lui vient sans doute de son papa, universitaire et spécialiste reconnu de l’auteur d’Hamlet - à laquelle il a su apporter l’énergie et l’humour de son expérience des planches de Broadway. Un rapprochement tant géographique (quelques rues seulement séparent le quartier des théâtres du Met) que stylistique que d’aucun ont pu discuter, mais qui constitue pour nous une véritable réussite. Outre le fait qu’on ne pouvait évidemment pas conserver les paroles des airs originaux telles quelles, le choix de l’anglais permet au livret d’être compris et apprécié par une salle qui, sans cela, aurait peut-être boudé ce spectacle, tandis que le langage et l’humour permettent une implication, voire une connivence avec le public. Les spectateurs réagissent en direct, avec la générosité qu’on connaît au public du Met – tout comme c’était le cas dans les opéras vénitiens par exemple ! Le livret de Jeremy Sams et le choix de l’anglais actualisent à eux seuls ces airs anciens et, par ricochet, démontrent de facto toute leur modernité. Une véritable recréation qui jamais ne rogne sur le niveau artistique. Bien au contraire, on entre d’autant plus facilement dans cet univers que la mise en scène, le jeu des acteurs et les émotions exprimées dans leurs airs deviennent lisibles, loin de tout élitisme, et nous permettent de mieux appréhender et comprendre toutes les facettes de ce spectacle.
La mise en scène de Phelim McDermott se place d’ailleurs sur la même ligne, réemployant certains tableaux d’époque (l’arrivée de Neptune en majesté), sans pour autant plonger dans la gestique baroque. On a là un moyen terme tout à fait convaincant qui apporte tout à la fois un sens du temps et un naturel qui se combinent dans un équilibre proprement miraculeux. Certaines mises en scène récentes pourraient du reste en prendre de la graine !
Côté scénographie, le spectacle est total et l’on se prend à réaliser quel a pu être l’étonnement des spectateurs du XVIIIe siècle face à ces galeries de monstres et autres créatures fantastiques, sans compter les effets spéciaux et autres changements à vue. Ici, le design est clairement emprunté à l’imagerie baroque, tant dans ses codes visuels que dans l’illusion des matières et le trompe-l’œil. Les moyens sont somme toute très classiques, comme les câbles des sirènes en apesanteur pour le royaume de Neptune. Mais pourquoi changer ce qui fonctionne depuis des siècles ? Pour autant, d’autres effets, plus contemporains, apportent une touche moderne délicate et bienvenue comme, par exemple, lors de la tempête. Des projections sont ainsi utilisées à bon escient, avec parcimonie, sans tape-à-l’œil, et sans jamais voler la vedette aux artistes. Le spectaculaire est au service de l’œuvre et c’est précisément cet équilibre entre le décor et l’humain qui fait la magie de la production de The Enchanted Island.
Car la magie est bien présente à tous les niveaux de cette Île enchantée, notamment, bien sûr, au niveau musical. C’est d’ailleurs un tel feu d’artifice qu’on ne sait où donner de la tête… ou de l’oreille ! Commençons par "la" vedette du Met, Plácido Domingo. Le public new-yorkais est loin d’avoir oublié ses multiples apparitions, et c’est un véritable triomphe qui lui est fait, en dépit de la minceur de son rôle, celui de Neptune. Mais le cœur y est vraiment et le maître des océans assume pleinement sa légende, démontrant une fois de plus une reconversion parfaitement négociée et assumée dans le baroque.
Magique est également la prestation de Danielle de Niese. Espiègle, facétieuse, tout autant que pétillante et virtuose, actrice née et toujours complice avec le public. Son incarnation d’Ariel culmine à la fin de l’opéra avec une ré-interprétation de l’air "Agitata da due venti" extrait de la Grisella de Vivaldi (magnifié ailleurs par Cecilia Bartoli) a de quoi donner et le vertige et la chair de poule. Virtuosité étourdissante, technique ahurissante, énergie renversante, les superlatifs manqueraient presque !
Côté émotion, le tandem Sycorax/Caliban de Joyce DiDonato et Luca Pisaroni a de quoi rester dans les annales tant leurs voix et leurs âmes se complètent, tant le bonheur de chanter ensemble transpire de chaque note.
On retiendra également les graves superbes de l’Hermia d’Elizabeth DeShong (oubliée par l'éditeur sur la jaquette et dans le livret !) dans son air parfaitement maîtrisé du début de l’Acte II. Ne pas citer chacun des chanteurs est véritablement coupable tant le casting apparaît sans aucune fausse note, mais l’éloge serait alors interminable…
Écoutez et vous comprendrez ce miracle musical ! Miracle dont il faut enfin remercier William Christie, qui a su insuffler la vie à ce projet et diriger avec gourmandise la phalange baroque de l’orchestre du Met. Dès qu’il apparaît, on sent qu’il jubile, qu’il est aux anges. Et c’est tant mieux car nous aussi, même si ce spectacle formidablement beau méritait bien plus que d'autres d'être également disponible en Blu-ray !
À noter : l'Acte I est proposé dur le DVD 1 (99'15) ; l'Acte II sur le DVD 2 (83'13).
Jean-Claude Lanot