"Pour Frédéric II de Prusse, la musique était un moyen d’échapper au monde sévère et désuet de son père. La flûte l’y invitait du simple fait qu’elle était alors moderne", explique Emmanuel Pahud. Le fait est qu’avec Frédéric II, la modernité entre de plain-pied à la cour de Prusse, de par l’influence des Lumières (notamment Voltaire) mais également de Carl Philipp Emmanuel Bach, dont le parcours n’est pas sans similitude avec le sien. Il fera venir son père à Potsdam afin de donner un coup de pouce à la carrière en déclin de ce dernier et deviendra, en effet, l’un des fondateurs de l’orchestre classique, intégrant plus volontiers le "traverso" que la flûte à bec, irrémédiablement associée au baroque.
Une modernité accouchée dans la douceur, donc, et non pas une rupture, à l’image de l’approche d’Emmanuel Pahud qui a eu le bon goût de faire appel à Trevor Pinnock, claveciniste et chef fondateur de l’excellent ensemble jouant sur instruments d’époque The English Concert, dont les connaissances en matière de répertoire et d’interprétation sont ici transmises à un petit orchestre moderne de la meilleure eau, la Kammerakademie Potsdam. Verdeur et acuité des articulations, tempos enlevés se combinent avec grâce à un son plein, énergique et bien projeté, en belle adéquation avec le soliste. Soliste qui, lui aussi, offre une interprétation qui synthétise bien les différentes tendances actuelles – flûte moderne en or, vibrato parfaitement équilibré, articulations ad hoc - passées par le prisme de sa personnalité, aussi classieuse qu’attachante, regards complices avec le public en prime. "Flûtistiquement" parlant, on assiste carrément à une leçon de chose, et l’on retrouve avec un bonheur non dissimulé tout ce qu’on aime chez le soliste comme chez le musicien d’orchestre du Berliner (rien de moins !) : une parfaite intelligence avec l’ensemble, un son cristallin, naturel, sans jamais forcer le trait ni le timbre, des aigus magiques et des graves presque improbables tant ils résonnent avec une aisance et une présence déconcertantes.
Fort de ces qualités, le présent programme s’écoute avec beaucoup de plaisir. On y découvre un monarque compositeur de talent, qui trouve sans difficulté sa place dans le panthéon pré-classique. Si Quantz, théoricien de référence, offre une musique plus scolaire, Benda est sans doute le sommet de ce programme, avec un pathos déjà emprunt de Sturm und Drang*. Ce qui rend d’autant plus étrange la fin de ce concert, avec cette Sonate pour flûte seule de Carl Philipp Emmanuel Bach. On comprend la volonté de mettre en valeur le soliste, mais après un Benda spectaculaire et émouvant, la tension retombe. Certes, Emmanuel Pahud sait transcender ce qui n’est qu’un pensum pour les étudiants des conservatoires et en extraire toute la musicalité, mais il y a quelque chose de brisé dans ce finale qui n’en est pas un. Fort heureusement, le support, Blu-ray ou DVD, vous permettra de créer votre propre programmation et de palier à ce petit défaut éditorial d’une simple pression de la télécommande ! Car, il faut bien l’avouer, on en aimerait plus et cette Sonate nous laisse sur notre faim.
* En français Tempête et Passion : mouvement littéraire et politique allemand de la seconde moitié du XVIIIe siècle.
C’est d’ailleurs la force et la limite de ce programme à double tranchant.
Une force, car les producteurs ont su concevoir un produit consensuel comme on en voit rarement tant il satisfait (pour le moins) autant les mélomanes avertis que le néophyte, voire la ménagère. En effet, si l’ivresse nous vient immanquablement sur le plan musical, le flacon a été lui aussi savamment travaillé et pose la question de la limite de ce genre de produit. Car, dans le cadre d’un storytelling des plus "tendance", le concert s’accompagne de prises de vue en extérieur, toujours à Sanssouci, avec un Emmanuel Pahud poudré et vaguement grimé en Frédéric II accompagné de lévriers, dans une mise en scène à mi-chemin entre l’émission de télévision Sagas et les déguisements d’André Rieu. Le ridicule va jusqu’à avoir conservé un plan (final) dans lequel une promeneuse ou un membre de l’équipe de tournage se cache in extremis derrière un arbre !
Pour légitime que soit la recherche de nouveaux marchés dans le cadre d’un projet aussi largement marketé qu’attractif artistiquement, il y avait sans doute mieux à faire, mieux pensé et plus abouti. Si la présence fantomatique de Frédéric II dans le public du concert passe plutôt bien, on pouvait envisager en parallèle une visite du château, du théâtre, ou encore la présentation de souvenirs du roi, tout en les dramatisant, mais sans plonger dans l’amateurisme ou la caricature. À l’image du concert en lui-même, tous les publics auraient également pu y trouver leur compte.
Une légère ombre au tableau qui ne doit pas pour autant nous rebuter et plutôt nous permettre de savourer de véritables moments de musique.
À noter : Ce programme a fait l'objet d'une édition double CD par EMI.
Elle inclut, parmi de nombreuses autres œuvres, l'Offrande Musicale dédiée à Frédéric II de Prusse par J. S. Bach.
Lire le test du DVD Emmanuel Pahud : Hommage à Frédéric Le Grand
Jean-Claude Lanot