Lyon, le 18 juin 1981 : "[...] J'ai appris certaines choses à l'opéra, j'ai appris surtout au contact de la musique et j'ai craint de désapprendre - je crains toujours - de désapprendre le théâtre. Le risque existe, il explique pourquoi je m'en retire actuellement dans la peur de me répéter et de m'impliquer dans un art qui sécrète le poison subtil de la routine et de l'autosatisfaction".Voilà ce que Patrice Chéreau nous avait écrit après le Ring du centenaire, à nous qui avions été ébloui cinq années durant, de 1976 à 1980, par les 15 heures d'images habitées déroulées sur la scène du Festspielhaus de Bayreuth. À nous qui nous étions senti trop vite orphelin en entendant le jeune metteur en scène qu'il était, de surcroît auréolé de l'autre triomphe que fut la Lulu intégrale de Berg au Palais Garnier en 1979, déclarer qu'il abandonnait l'Opéra ! Il avait 37 ans et nous en avions 28. Nous lui avions écrit notre tristesse en concluant que, pour nous, "Brünnhilde resterait toujours en robe blanche", en souvenir, bien sûr, de la somptueuse composition de Gwyneth Jones noyée dans les amples plis du sublime costume au moyen duquel il avait offert une véritable renaissance à un personnage croulant sous les casques à pointe ou sanglé dans le hiératisme du cuir.
Il est clair qu'en regard du théâtre, l'opéra, avec son temps mesuré, peut, en termes de rythme, être synonyme de confort. Hormis quelques rares tentatives, comme le très intelligent Cosi fan tutte de Haneke qui distord les récitatifs, instaure des silences frisant la minute, la durée d'un opéra, peu ou prou, ne varie pas. Au théâtre, comme au cinéma, c'est au metteur en scène d'inventer le rythme du spectacle. Carcan pour les uns, commodité pour les autres. Chéreau, et c'est tout à son honneur, était plutôt dans cette seconde catégorie. Après un Peer Gynt de durée wagnérienne au Théâtre de la Ville : "[…] Je ne suis sorti évidemment pas indemne de Bayreuth", nous confiait-il encore dans sa lettre émue, et conjointement à sa direction mémorable du Théâtre des Amandiers de 1982 à 1990, il revint fatalement à l'opéra, mais pas par la porte la moins étroite. "N'accordez pas trop de poids à ces quelques boutades agressives provoquées par des questions inutiles et incessantes", nous rassurait-il plus loin.En 1984, il eut le courage de révéler le négligé Lucio Silla dans le génial décor aux clairs-obscurs coulissants de Richard Peduzzi… En 1992 un Wozzeck au scalpel, fêté mais selon nous virant à un classicisme en deçà de plus audacieuses productions de cette œuvre… En 1994, un Don Giovanni à Salzbourg que, de son propre aveu, il n'aimait pas beaucoup. Nous ne fûmes pas du tout emballé en 2005 par le Cosi fan tutte d'Aix-en-Provence, opéra que l'on avait pourtant imaginé composé par Mozart pour Patrice Chéreau. Le metteur en scène fut-il intimidé par le sujet du plus bel opéra qui soit sur le désir ? Stupéfaction nous gagna de l'entendre alors déclarer, très enfant gâté : "J'ai accepté cette mise en scène pour voir si j'avais encore envie de monter des opéras". Peduzzi ne proposait plus qu'un décor rebutant qui ne faisait jamais sens et ensevelissait d'emblée le spectacle dans le béton d'une rugosité plombante. Le vrai retour fut De la maison des morts en 2007, très forte production au plan de la direction d'acteurs mais, hormis l'inoubliable chute de livres en fin d'Acte I, davantage spectacle de théâtre que d'opéra, allant même jusqu'à rater ce qu'on pensait être une mine pour le metteur en scène français : la pantomime de l'Acte II, autrement prise à bras-le-corps par Robert Carsen récemment à l'Opéra du Rhin. Le Tristan de la Scala suivit de près : ce spectacle, hormis quelques fulgurances comme le crâne fracassé d'Isolde à la fin, confirmait l'hypothèse naissante d'un Chéreau loin de l'enfant terrible qui insupportait le public conservateur autant que Winifred Wagner elle-même, artisan du classicisme le plus achevé. Peduzzi, le bateau pris dans la muraille de l'Acte I de Tristan mis à part, ne proposait rien dont la mémoire ferait son miel. Comme on était loin du Rocher des Walkyries de Bayreuth dont Sylvie de Nussac avait déclaré à juste titre : "Brünnhilde s'endort et s'éveille dans le plus beau décor du monde". Il est vrai qu'en 1977 le puissant tableau de Böcklin L'île des morts avait été un précieux auxiliaire…
Alors Chéreau-le malentendu ? Ce serait aller un peu vite, bien sûr. Quelles que soient les réserves que l'on puisse formuler sur les récents décors de Richard Peduzzi, le travail de Patrice Chéreau nous semble inscrit à jamais dans le sillage de celui de Maria Callas. L'un après l'autre ont apporté le mouvement, la vérité des êtres sur les plateaux jusqu'à eux si convenus du monde de l'Opéra. Après Chéreau, il ne fut plus possible de jouer l'opéra près de la rampe, la main sur le cœur ni figé dans le hiératisme wielandien du Neues Bayreuth post 1951. Ignorant les concepts souvent géniaux façon Robert Carsen ou Claus Guth, et surtout les excès plus contestables du Regietheater, Chéreau aura toujours focalisé son énergie sur la direction d'acteurs, transfigurant systématiquement la plupart des chanteurs qui auront croisé sa route.
Elektra, chant du cygne qui nous occupe aujourd'hui est la preuve ultime de la démarche de celui qui fut écartelé entre le Théâtre, d'où il venait, et le Cinéma, où il voulait aller. L'Opéra n'aurait-il été pour lui qu'un entre-deux ? C'est à voir…
De même que l'on ne donnait pas très cher, dans la presse d'avant 1976, de la carrière de Gwyneth Jones avant que Chéreau ne changeât définitivement la donne, Evelyn Herlitzius, son Elektra, n'avait pas enflammé les gazettes avec ses Brünnhilde ou ses Ortrud. Et, à l'instar de ses consœurs chéraldiennes, la voilà entrée dans l'Histoire de l'Art lyrique, avec l'héroïne hurlante de Strauss profondément revisitée par le metteur en scène français. Oubliées, ou presque, les Ursula Scrhöder-Feinen des années 1980 qui se sont brûlé les cordes dans le brasier des décibels alors en vogue.
Stridences, tranchant fragile sur le fil : bien évidemment, on pourrait trouver à redire si on invitait cette nouvelle Elektra au tribunal des comparaisons. Mais, très franchement, qui a envie de faire cela devant la torche vocale qui se consume devant nous, dont les yeux nous fixent au fond de l'âme sur les dernières notes ? Qui a encore envie d'évoquer le marbre imputrescible de Birgit Nilsson ? Qui a envie de dire, de cette Elektra, comme Chéreau le rappelait avant Bayreuth : "Birgit Nilsson a toujours fait écran entre Brünnhhilde et moi". Il avait fait de Gwyneth Jones une enfant qui parlait à chacun de nous, et il en est de même de cette Elektra, totalement dégraissée, le plus souvent face public, humaine comme jamais, une Romy Schneider en simple pantalon et en débardeur bleu-gris… Ce bleu-gris, couleur affectionnée par Chéreau au point de devenir dominante de tous ses spectacles, qui semble ici avoir coulé du décor. Comme on est loin, avec cette petite sœur asexuée d'Hamlet, mi-homme mi-femme, du monstre assoiffé de sang que l'on nous avait vendu et que l'on aurait jamais souhaité croiser au coin d'un bois ! Alors qu'ici, on découvre que l'on a tant à échanger avec elle. Du grand art, vraiment !
Chéreau révèle de même Adrianne Pieczonka, jusque-là solide cantatrice, dont on n'avait jamais imaginé qu'elle puisse un jour brûler les planches. C'est fait avec cette incarnation bouleversante de Chrysothemis, rôle, avant Chéreau, moqué dans les grandes largeurs. Chrysothemis existe enfin, libérée des plumes de l'oie blanche. Chéreau le dit avec humour dans le très bel entretien qui complète la captation de l'opéra : "Le public d'opéra, qui est quand même très conventionnel, qui voit une fille qui veut se marier, avoir des enfants, il trouve ça ridicule… Il y a une contradiction, il faut qu'on m'explique : pourquoi brusquement on la trouve ridicule alors que normalement, en gros, c'est souvent l'idéologie de tous les gens qui sont dans la salle ?". Réglé le cas Chrysothemis avec ce miroir renvoyé dans l'hypocrisie de notre temps !
Adrienne Pieczonka est ici une merveilleuse actrice, une merveilleuse chanteuse, dotée d'une belle voix toute de compassion, dans l'aveu de l'impuissance à prendre en charge les affects ambigus de sa sœur.
Ex-Marie, ex-Isolde pour Chéreau, l'impériale Waltraud Meier règle de même une fois pour toutes le sort des travelos, il n'y a pas d'autre mot, que la tradition a toujours perpétués. Sa Klytämnestra, très Gertrude d'Elseneur, archétype des mères monstrueuses et mal-aimantes, obsédées par la recherche égoïste de leur plaisir personnel, est une femme de grande classe, torturée de questions sur ce qui la meut : autre miroir tendu par Chéreau sur ce qui nous meut de même, nous qui la scrutons dans l'ombre. Tapis rouge est déroulé, au propre comme au figuré, au personnage comme à la chanteuse magnifique qui l'incarne. On sait que Waltraud Meier a sauté de joie à l'annonce de la proposition qui lui a été faite de s'attaquer à ce personnage qui semblait n'attendre qu'elle pour exprimer sa touchante vérité, que sa fille va enlacer de manière inédite, et à qui Chéreau va offrir un monologue qui rappelle celui de Wotan au deuxième acte de La Walkyrie. Un peu de subtilité dans le monde de brutes que peut être celui de l'Opéra straussien pré-Chevalier à la rose. Dans cette optique, pas de hurlements, pas de "Lichter !", et encore moins de rires en cascade consécutifs. On gagne bien évidemment en vérité ce qu'on perd en hystérie. Tout est fait pour évacuer les bêtes de foire qu'étaient devenus les personnages straussiens. Elektra, c'est nous. Et même Klytämnestra, semble nous dire Patrice Chéreau.Dans la même optique, Chéreau voulait un Aegisth encore désirable et non le dégénéré hérité de la tradition. Il l'a obtenu avec Tom Randle qui campe un beau-père crépusculaire dont la seule bougie caresse le beau visage lacéré d'inquiétude.
Son Orest bouleverse. Chéreau le fait d'ailleurs entrer plus tôt que les didascalies ne l'y autorisent : Mikhail Petrenko, visage marqué par un passé trop lourd et noble ligne de chant à l’appui, est un magnifique interlocuteur dans la si belle scène de la reconnaissance. Ce moment atteint son climax émotionnel avec la courte intervention de Donald McIntyre en vieux serviteur. Même fatigué, le Wotan inoubliable que l'on sait est ici veilleur essentiel du dernier spectacle de l'immense metteur en images qui l'a inscrit dans le marbre de l'histoire lyrique presque 40 ans plus tôt. Le chanteur et le metteur en scène ne s'étaient pas revus… Autre rôle très bref, le Précepteur d'Orest est chanté par Franz Mazura, Günther à Bayreuth, mais surtout Docteur Schön à Paris : voici les deux plus grandes réussites de Chéreau - Ring et Lulu - réunies. Magnifique idée !
Ajoutons le travail tout aussi remarquable sur le chœur des cinq servantes, dominé par la prestation plus que touchante de Roberta Alexander, qui pleure de vraies larmes… Mouvements, courses sur le plateau portent la griffe Chéreau, et rappellent ses grandes réalisations théâtrales (La Fausse suivante) mais aussi cinématographiques (Ceux qui m'aiment prendront le train).
L'Orchestre de Paris, poussé à l'incandescence par un Esa-Pekka Salonen que l'on sent en osmose totale avec le plateau, ne couvre jamais les voix, demeure d'une lisibilité abyssale dans les passages qui flirtent avec l'atonalité mais devient sidérant dans le tellurisme. Historique !
Le filmage de Stéphane Metge est de toute beauté, même quand il utilise le travelling au ras de la scène comme un outil à suspense. Magnifique captation des saluts avec la joie enfantine d'Evelyn Herlitzius, le visage éperdu de bonheur de Patrice Chéreau…
Tout en respectant le désir de Chéreau qui souhaitait un décor ne laissant rien transpirer des catastrophes à venir, celui conçu par son complice de toujours, nous semble une fois encore démissionnaire au plan de l'imaginaire : une cour percée d'une fosse où Elektra se love, et dégagée par une volée de marches purement fonctionnelles, dominée au fond par l'arcade d'une alcôve qui ravive le souvenir frustrant de Cosi fan tutte. À jardin, une haute porte de hangar ouverte et fermée de façon spectaculaire.
Pas de choc esthétique notable, hélas, dans cet univers de béton, heureusement très bien éclairé. Pourtant les choix de Chéreau, décors imposants noyés de brumes alla Caspar David Friedrich à l'appui, sont longtemps apparus comme le summum de l'esthétisme. Voici le malentendu très certainement dissipé avec cette Elektra dévorée par la vérité des âmes, et quasi réduite, nonobstant les lumières de Dominique Brugière qui la plongent peu à peu dans la nuit, à sa seule et magistrale direction d'acteurs.
"C'est vrai qu'un metteur en scène oublie facilement ce qu'il a fait et cela me semble normal, je n'ai pas beaucoup de nostalgie pour les images que j'ai pu créer, qu'y faire, j'ai de la nostalgie pour Bayreuth, mais faut-il vivre en restant dans cette nostalgie ?". Ainsi Patrice Chéreau conclut-il la lettre du jeune homme au sommet qu'il était alors.
À Belfort, lors du dernier Festival Entrevues, eut lieu un grand moment d'émotion lorsque Pierre Trividic, scénariste de Patrice Chéreau, nous lut les premières pages, visionnaires, très inspirées, du scénario du Napoléon qui devait se tourner avec Al Pacino mais qui n'eut que l'heur de dévorer l'énergie de ses artisans. Rêve emporté outre-tombe… Artiste aux expressions multiples, humble artisan pétri par le doute, Patrice Chéreau le fut jusqu'au bout, et chercha inlassablement ce qu'un personnage de 3.000 ans d'âge pouvait nous transmettre. Il ne s'est effectivement jamais contenté de l'autosatisfaction commode dont il disait se méfier dans sa lettre. Il nous laisse aujourd'hui aux prises avec l'imaginaire qu'il nous a légué… Il rêvait de monter Traviata mais, dit-il : "Ça n'a jamais marché !". Tous les opéras qu'il monta furent des commandes. Ses films, étaient toujours passionnants, rarement aboutis, et l'ultime, Persécution, carrément gênant. D'où l'idée, au bout du compte et à son cœur défendant, que l'Opéra lui aura permis les plus grands accomplissements.
On sait combien son Ring a aussitôt influencé des décennies de mises en scène et pas que wagnérienne : les chanteurs furent aussitôt condamnés au mouvement perpétuel, les brumes de Chéreau étaient devenues les VIP des plateaux du monde entier… De même parions que cette Elektra, magnifiée par l'impeccable lecteur qu'il a toujours été, et dont on sort bien sûr secoué, influencera salutairement toutes celles à venir, comblant d'aise, de façon posthume, aussi bien Hofmannsthal que Strauss qui voulait que l'on dirige son œuvre "comme de la musique de fée". Oui, nous pourrions encore écrire à Chéreau que, pour nous, "Elektra restera longtemps une impatiente ado en marcel et pantalon gris-bleu…".
À noter : Saluons la très belle présentation de ce DVD au sein d'un luxueux Digibook proposant des textes en français, anglais et allemand, agrémentés de photos en couleur. Une excellente initiative de l'éditeur Bel Air Classiques.
Lire le test du Blu-ray Elektra mis en scène par Patrice Chéreau à Aix
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Jean-Luc Clairet