De Claus Guth, on avait apprécié l’audacieuse imagination dans Don Giovanni ou même la version scénique du Messie dirigée par Jean-Christophe Spinosi. Cependant, pour payante dans ces œuvres-là, elle est ici plus discutable.
Cette version d'Ariane et Barbe-bleue captée durant l’été 2011 brille par ses paradoxes.
Paradoxe déjà dans sa distribution où les personnages secondaires convainquent bien plus que les rôles-titres. Passons sur José van Dam, furtivement sorti de sa retraite pour ne chanter que les quelques notes de son rôle et surtout apporter sa notoriété à la production. Quant à l’américaine - comme son nom ne l’indique pas ! - Jeanne-Michèle Charbonnet, son indéniable présence sur scène, son sens dramatique et son ambitus impressionnant ne sauraient occulter un vibrato totalement désordonné qui affecte cruellement la justesse de son chant.
C’est plutôt du côté de la discrète Nourrice interprétée par Patricia Bardon qu’il faut chercher notre bonheur. La ligne est ici autrement plus subtile et la technique autrement plus maîtrisée, quand on pense que la chanteuse irlandaise n’apparaît même pas dans la galerie de photos en bonus ! Les cinq précédentes femmes de Barbe-bleue ne déméritent pas non plus, tant dans la représentation de leur folie causée par l’enfermement que dans l’ambigüité de leur relation à leur geôlier, puisqu’elles finissent par choisir de rester avec lui plutôt que de s’enfuir, en un syndrome de Stockholm avant l’heure.
Cette réussite ne tient d’ailleurs pas seulement aux qualités vocales et musicales des chanteuses, mais également à celles de la direction d’acteurs de Claus Guth qui a su, en différenciant les gestes tantôt compulsifs, tantôt compatissants, tantôt désespérés de ces cinq victimes "consentantes", incarner chacun de ces personnages en lui conférant une véritable individualité à l’intérieur de ce drame qui les unit, notamment au travers de l’unicité de leurs costumes.
L’autre grand paradoxe de cette production vient du fait qu’aux évidentes qualités de metteur en scène de Claus Guth semble se conjuguer un véritable contre-sens dans l’interprétation scénique. Là où, dans Don Giovanni, Le Messie et Les Noces de Figaro il avait su ajouter à l’histoire, ajouter à l’intrigue et ajouter du sens, pour cet Ariane et Barbe-bleue, il semble en retirer. À la suite du Pelléas de Debussy, Dukas et Maeterlinck ont choisi délibérément de se situer dans l’univers du conte, dans une relecture multi-référentielle, tant dans le rapport au récit originel de Perrault ou encore des frères Grimm qu’à la propre œuvre de Maeterlinck (les cinq femmes portent en fait les noms de cinq de ses propres héroïnes). L’univers de Barbe-bleue est un univers magique, dans un château sans nom, à une époque indéterminée. Or, Claus Guth détermine à l’envi, nous plongeant en fait dans l’actualité récente des faits divers les plus sordides de Belgique ou encore d’Autriche. L’écho est manifeste, mais dans quel but ? D’autant que ce désenchantement délibéré conduit à de véritables bizarreries dans le rapport entre la mise en scène et le livret, tout particulièrement dans la scène des portes de l’Acte I. La magie du conte, et l’universalité de sa dimension métaphorique y perdent de leur sens, et, même si le travail sur les lumières et la performance de Patricia Bardon sont de premier ordre, ils ne sauraient cacher l’incohérence du propos.
Et l’orchestre de renforcer encore plus le décalage. À l’instar du Pelléas et Mélisande de Debussy, c’est bien lui qui est le véritable narrateur et dramaturge de cette pièce. Et le maestro Denève témoigne ici d’une inspiration sublime d’énergie et de lyrisme, et d’une compréhension remarquable de l’univers sonore de Dukas, ciselant chaque orchestration avec un sens parfaitement équilibré du détail et de la masse. C’est ainsi que l’orchestre du Liceu nous emporte dans cette tourmente avec une puissance étourdissante et une authentique luxuriance sonore sans jamais négliger tout ce qui fait la magie de cette partition, au travers, notamment, des deux harpes et du célesta.
La magie est donc bien présente ici, mais uniquement dans la fosse, et cela est tout à fait regrettable tant les talents réunis pour cette production auraient mérité mieux. Rien de rédhibitoire, certes, mais un véritable frein à notre immersion dans cet univers diaphane passablement troublant et finalement très introspectif, dont on nous force à sortir par moments à cause de certains partis-pris scénographiques par trop éloignés du livret. Dommage car, comme les cinq femmes, on aurait bien aimé y demeurer… Enfin, juste le temps d’un opéra !
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Jean-Claude Lanot