Anna Bolena est le trentième opéra de Gaetano Donizetti et le premier de la maturité. Il fut écrit rapidement en 1830 pour Giuditta Pasta dans des conditions matérielles favorables dans le cadre de la villa de la chanteuse. La soprano-star de l'époque créa le rôle-titre lors d'une première qui eut beaucoup de succès et qui imposa une bonne renommée à l'opéra jusqu'à la fin du XIXe siècle. Puis l’œuvre tomba dans l'oubli avant sa réhabilitation par Maria Callas en 1957. Depuis, quelques-unes des plus grandes cantatrices ont inscrit Anna Bolena à leur répertoire.
De nos jours, certaines musiques d'opéra ont besoin des plus grands interprètes pour trouver leur public. Le mélomane est exigeant et demande tout : non seulement de la voix, mais un jeu scénique, des décors, un orchestre valable et un chef de théâtre. Cette production du Wiener Staatsoper mise en scène par Éric Génovèse possède tous ces atouts, et en premier lieu, des stars du plus haut niveau.
Six ans après une Traviata d'anthologie à Salzbourg, la soprano russe Anna Netrebko affermit encore davantage son timbre, devenu plus rond et plus chaud. Les aigus demeurent très aisés et de ce fait restent ouverts et dénués de toute tension, très détendus. Même fortissimo, ils brillent et dominent de leur fulgurance les finales des actes qui réunissent tout le plateau d'interprètes. Scéniquement, partiellement en raison d'une mise en scène traditionnelle et d'une chorégraphie voulue très statique, son jeu n'innove pas et reste sobre. Sa reine d'Angleterre assume constamment le poids du devoir et la force du destin, possède la tenue d'une femme bafouée qui tient à garder son rang et son honneur. Les nombreux gros plans des caméras de Brian Large captent les moindres expressions de son visage toujours en adéquation avec l'action. La scène de folie finale, longue et éprouvante, synthétise à elle seule tout son art de la dramatisation et l'effet final de la décapitation ménage un efficace moment d'illusion visuelle.
Face à elle, deux chanteurs s'imposent en véritables rivaux vocaux et dramatiques.
La mezzo-soprano lettone Elīna Garanča interprète Giovanna Seymour, la future nouvelle reine. Cette dame d'honneur d'Anna Bolena a le redoutable avantage de jouer le rôle d'intrigante tourmentée par le remords mais finalement sincère dans son amour interdit pour Henri VIII. Peu aisé de se glisser dans la peau d'un tel personnage tiraillé entre plusieurs sentiments. D'allure extérieure plutôt glaciale comme le veut le personnage, la couleur de ses cheveux rappelle fortement la blonde fatale hitchcockienne, celle par qui le malheur arrive, et ses tenues vestimentaires arborent une tonalité pâle. La grande taille d'Elīna Garanča et son long visage en font un personnage essentiel à la très forte présence et l'on se souviendra autant d'elle que d'Anna Netrebko. D'autant plus que la voix superbe émet des aigus lumineux et des graves chauds comme de l'argile pétri, d'une grande souplesse. Sa confrontation avec la reine dans la Scène 1 de l'Acte II est un des temps forts de cette production. Les deux aigus parallèles qui l'achèvent éblouissent par leur pureté.
Face à ces artistes à la forte personnalité, se tient l’Henri VIII de Ildebrando D'Arcangelo. Le baryton-basse trouve un personnage à sa mesure dans l'imposante personnalité du cruel roi d'Angleterre. Forte stature, visage puissant, voix très sonnante : le chanteur italien réussit tout de même à s'imposer face à ses femmes malgré une partition qui ne met pas en valeur des possibilités qu'on sent prêtes à s'extérioriser.
Francesco Meli est un ténor bien à sa place dans Anna Bolena : plutôt léger dans le timbre, l'amoureux de jeunesse de la reine ne peut lutter avec le caractère et la voix de celle-ci mais tient son rang avec aisance. Les aigus sont à peine forcés mais passent sans difficultés. Il chante souvent en duo, notamment avec Dan Paul Dumitrescu, basse roumaine un peu faible ici dans le rôle de Lord Rochefort.Parmi les rôles secondaires, on délivrera une mention spéciale à la mezzo-soprano Élisabeth Kulman : son page et musicien de la reine campe avec justesse une victime manipulée et broyée par les rouages du pouvoir et de l'amour, fragile et naïve à la fois.
Evelino Pidò, chef lyrique, est dans son élément avec Donizetti et dirige d'autant mieux que l'orchestre maison assure une fiabilité à toute épreuve pour une musique qui n'évite pas les facilités. Les ensembles en quintette ou sextuor, doublés par les chœurs, restent un modèle d'équilibre des forces en présence sous sa baguette. On peut facilement entendre toutes les parties dans une polyphonie claire et non un effet de masse informe ou unique.
La mise en scène d’Éric Génovèse est traditionnelle mais dépouillée. À l'aide de peu d'éléments, les lieux de l'action – salle et parc du château, tour de Londres – sont identifiables. L'espace scénique est en fait surtout rempli par les somptueux costumes des chanteurs. À ce titre, des moments de pure beauté visuelle s'imposent, comme ces effets de reflets presque métalliques du tissu des robes du chœur au début de l'Acte II. Les couleurs parcourent la gamme des sombres, des bleus foncés ou des roses pâles selon les situations. Une lumière bien dosée intensifie les moindres reliefs et sculpte les formes.
Pour conclure, nous dirons que cet Anna Bolena donne la primauté aux voix féminines. Leur partition a été particulièrement travaillée par le compositeur et ne permet pas de petits registres. Elīna Garanča et Anna Netrebko donnent du corps et de la présence psychologique à leurs personnages, et l'auditeur attentif pourra y voir une sorte de compétition vocale de très haut niveau. Heureusement pour le spectacle, ce duel ne tourne pas à vide mais stimule des performances porteuses de sens.
À noter ; Anna Bolena est réparti sur 2 disques : l'Acte 1 sur le DVD 1 (93'39), et l'Acte II sur le DVD 2 (99'41).
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Nicolas Mesnier-Nature