L'intrigue est classique : le barbon épouse un tendron qui deviendra un dragon. De cette trame, Richard Strauss et Stefan Zweig ont fait en 1935 leur Schweigsame Frau (La Femme silencieuse), unique collaboration d'un tandem qui aurait enchanté le XXe siècle lyrique si l'Histoire n'avait frappé les coups de la brutalité humaine. Cet opéra crépusculaire, à bien des niveaux et bien que peu joué, a souvent été pris davantage au sérieux que son aîné, le Don Pasquale de Gaetano Donizetti créé en 1843. Il y a pourtant gros à parier que le visionnage de cette production de Glyndebourne saura imposer les qualités de l'œuvre, un opéra dans lequel intelligence et humour rivalisent Mariame Clément, elle-même, parle du décor giratoire astucieux qu'elle a imaginé avec son imaginative complice Julia Hansen comme d'une "boîte à bijoux". Le plateau tournant est ceint d'un rideau pourpre circulaire qui s'ouvre de façon à transformer la scène en une sorte de bonbonnière. L'Ouverture est un joyau : l'intrigant personnage de Malatesta apparaît de dos dans une pénombre qui donne le ton d'une comédie qui ne se limitera pas au genre. Cet avatar du Valmont des Liaisons dangereuses va d'abord jouer les passe-murailles dans toutes les pièces de la demeure assoupie de Pasquale : armoire, baignoire et même miroir s'ouvriront à lui dans un kaléidoscope scénique irrésistible. En six minutes, voilà le spectateur embarqué illico à la suite de l'étrange docteur des âmes. De plus, ce virtuose carrousel scénique préfigure fort judicieusement le ballet des sentiments qui va agiter tous les protagonistes. C'est le petit matin, ces derniers se réveillent, et l'action proprement dite peut commencer.
Aucun personnage ne sera négligé par le regard affûté de Mariame Clément : les fils tendus entre Pasquale et Norina, entre Ernesto et Pasquale, entre Ernesto et Norina, mais aussi ce lien plus troublant entre Norina et Malatesta. La lecture du finale de l'Acte II dans la baignoire est à cet égard un modèle de délicatesse ambiguë. Même la servante, très présente elle aussi dans cette approche, aura droit à ses accès de blues. Nous faire croire à la trajectoire de personnages qui jusque-là n'avaient, sauf oubli, jamais dépassé le statut de marionnettes, n'est pas le moindre mérite de la metteur en scène, aussi à l'aise avec la mécanique millimétrée d'un rire toujours classieux - on entend le public s'esclaffer à plus d'une reprise -, qu'avec l'impromptu de la mélancolie.
Le spectacle affiche un chic visuel jamais pris en défaut, qui propulse l'œuvre à une hauteur esthétique inespérée. Les papiers peints des intérieurs, précurseurs de ceux du superbe Chevalier à la rose de Richard Jones trois ans plus tard dans le même lieu, dialoguent en un subtil second degré avec les costumes et les états d'âme. Le sublime ciel à la Watteau du final de l'Acte III achève de transporter dans le fantasme d'un XVIIIe qui atteste de la même aisance de Mariame Clément à arpenter les décors de jadis, que ceux plus contemporains. La petite réserve que l'on pourrait exprimer concerne l'ultime image : on s'attendait à ce que, sur le mode "la boucle est bouclée", la boîte se referme comme elle s'était ouverte. Sur Malatesta, par exemple : qui est-il au juste ? Que va-t-il devenir à présent ? Mariame Clément a choisi, au contraire, d'imprimer la rétine avec son ciel de nuages baroques et d'y donner à voir le destin de tous les personnages à la fois sur un fond frénétique d'éventails. On peut saisir au vol le "chut !" que Malatesta confie d'un doigt sur les lèvres à sa sœur avant qu'elle ne se réfugie enfin dans les bras d'Ernesto, mais il faut faire vite… Introduit avec Malatesta, le spectacle se clôt sur une attention portée à tous, ce qui s'avère également logique.
Des costumes, en totale osmose avec le propos, aussi fouillés que très seyants, apportent sensualité et humour dans le tourbillon de cette folle journée. Même de savoureux accessoires posés là nous parlent : tableaux, cheval de bois, lai de papier décollé… Les lumières de Bernd Purkrabek varient subtilement entre éblouissement matinal, crépuscule tombant et pénombre d'alcôves. Les couleurs sont signifiantes, et tout est juste, délicat et même enchanteur dans ce travail d'orfèvre. Dès que le spectacle prend fin, se manifeste l'envie de remonter dans le manège, pour y revoir telle merveille ou y déceler quelque indice qui aurait échappé à la vigilance du regard. Avouons que ce n'est pas si courant !On se dit aussi que, dans de telles conditions, le métier de chanteur peut être merveilleux. Le quintette vocal réuni à Glyndebourne est épatant. On n'a guère envie de chercher noise à cette Reri Grist de notre temps qu'est la Norina de Danielle de Niese. Virtuosité, abattage, charme fou chez la chanteuse comme chez l'actrice : elle est le personnage. La voir manier la plume d'oie, ou assommer de marguerites jaunes son vieil époux avant de briser le vase qui les contenait, sont de purs délices. Un vrai cadeau pour un metteur en scène, assurément.
Pour son quatrième Don Pasquale, Alessandro Corbelli est tout aussi convaincant dans la comédie cruelle que dans l'intense charivari du cœur qu'illustre l'abysse mélancolique du Prélude de l'Acte II façon Dirk Bogarde de Mort à Venise.
Le Malatesta roué, et parfaitement chantant et agile de Nikolay Borchev, très exposé par la mise en scène, est une révélation. Alek Shrader, physique et voix à l'unisson, complète l'idéal ensemble. James Platt est un notaire sans histoire. Mais il faut vraiment mentionner ici la servante d'Anna-Marie Sullivan qui, sans émettre une note, est hilarante à plus d'un endroit. On guette les nombreuses apparitions de cette vestale domestique avec le même intérêt que celui porté aux chanteurs.
Le merveilleux Chœur du Festival de Glyndebourne, lui aussi très gâté, existe pleinement malgré la brièveté de ses interventions.
En totale connivence, Enrique Mazzola s'amuse beaucoup dans ce spectacle où la fosse rit et pleure avec le plateau, entraînant un London Philharmonic enchanté dans l'euphorie, et ne craignant pas d'offrir à la so british Glyndebourne un petit air de Vérone, avec un bis repetita de la virtuose conclusion du duo Malatesta/ Pasquale à l'avant-dernier tableau. Cependant, contrairement à Vérone, l'instant s'intègre parfaitement à la mise en scène.
La captation de Myriam Hoyer est quasi parfaite. Un mince regret, pourtant, au sujet du privilège accordé à une caméra de biais en fin d'Acte II. Tout juste rêverions-nous d'avoir de temps à autre un aperçu du cadre de scène dans son intégralité afin de voir comment la boîte à bijoux du tandem Clément/Hansen s'y intègre.
Il est des opéras qui nous sont révélés par des mises en scène. Ce Don Pasquale de grande classe que Mariame Clément fait naviguer entre Stephen Frears et Luchino Visconti, fait assurément partie des meilleurs exemples que l'on puisse trouver.
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Jean-Luc Clairet