Dès le générique conçu pour la diffusion cinéma dont a bénéficié ce Don Giovanni, nous survolons le quartier de Covent Garden et différents chanteurs et créateurs de la production tentent de répondre à la question : "Qui est Don Giovanni ?". "Un mystère", pour l'un ; "un des plus grands amants du monde", pour l'autre ; "un homme à la recherche de l'immortalité" ; "un homme dangereux" ; "une ordure"… Le ton est donné avant même que le Maestro Nicola Luisotti commence à lever sa baguette, et chaque comportement scénique sera justifié par une posture de départ clairement dessinée vis-à-vis du séducteur, à partir de laquelle un personnage pourra évoluer.
L'Ouverture s'élève de la fosse, dramatique sans emphase, bien équilibrée, et lorsque le rideau remonte, quantité de prénoms s'inscrivent progressivement au premier plan d'une maison en bois clair, centre vital de la mise en scène. Autant de prénoms que de maîtresses prêtées à notre Don Juan. Le travail de création vidéo de Luke Halls s'exprime ainsi dès le début du spectacle et ne cessera d'habiller les murs imaginés par la décoratrice Es Devlin. Cette maison, nous expliquera le metteur en scène Kasper Holten dans une interview réalisée à Londres peu de temps après l'enregistrement de ce Don Giovanni, symbolise la pensée du personnage central. Décor en perpétuel mouvement - dur apprentissage pour les chanteurs, nous a-t-il confié -, cette maison, ses portes et son grand escalier sont les méandres de la pensée de Don Giovanni au sein desquelles vont évoluer tous les personnages du drame au côté des ombres féminines peuplant la mémoire du Don. Sur le plan théâtral, le balcon à l'étage permet une interaction sur plusieurs niveaux et participe à la crédibilité du jeu de cache-cache qui caractérise de nombreuses scènes, comme les échanges entre Leporello et Don Giovanni soutenus par un continuo de clavecin. À la fin de l'Acte I, la scène du bal sera un tour de force en raison de la présence de nombreux figurants se déplaçant dans ce décor en mouvement.
L'utilisation experte d'un décor mouvant sur lequel sont projetées de superbes créations colorées, apporte une dynamique extraordinaire au spectacle et ce, sans jamais faire diversion par rapport à la narration, et encore moins à la musique. Les personnages centraux restent toujours identifiables, l'énergie de la mise en scène est communicative, et les enjeux du livret sont brillamment exposés. Avec Kasper Holten, tout est savamment réglé et correspond à une logique clairement exposée à partir de laquelle s'exprime un vrai sens du théâtre. Sa mise en scène alterne réalisme et dimension onirique, gravité et comique, comme à l'Acte II lorsque Leporello se fait passer pour son maître auprès de Donna Elvira, avant la tendre aria "Deh vieni alla finestra".
Alex Esposito nous avait confié en interview combien le jeu d'acteur était important dans son approche du chant. Il n'est que d'entendre les premiers mots de "Notte e giorno faticar" projetés de sa voix bien timbrée et expressive, et de voir son visage s'animer de multiples expressions, pour comprendre le sens de ces mots. L'aisance scénique est évidente. Alex Esposito délivrera un superbe "Madamina, il catalogo è questo", d'une souplesse addictive.
Leporello, ici, n'est pas tant le valet de Don Giovanni que son acolyte. Kasper Holten tisse entre les deux hommes une vraie connivence au fil des scènes, et la relation s'en trouve enrichie. À ce titre, l'opposition de Don Giovanni et Leporello au début de l'Acte II constituera un moment de théâtre jubilatoire basé sur l'alchimie entre les deux interprètes… Plus tard, alors que Leporello subit la vindicte de tous pour avoir usurpé l'identité de son maître, Alex Esposito endossera sans problème le rôle de victime jusque dans certaines modulations vocales et, à la fin de l'opéra, exprimera une crainte communicative devant le buste de plâtre du Commandeur.
On notera dès à présent l'esthétique incontestable et la finesse des projections permettant à Leporello de demeurer dissimulé dans une ombre feuillue du plus bel effet au moment où Don Giovanni et Donna Anna émergent d'une porte de l'autre côté du palier, au premier étage… La courte scène aboutissant au meurtre du Commandeur par Don Giovanni aura pour effet de recouvrir les murs de la maison d'une tache de sang qui se diffuse aussi rapidement que dans les fibres d'un tissu. Peu après, des éclairages prendront le relais et projetteront de façon très expressive les silhouettes des chanteurs sur les murs de la construction. Plus tard, le Sextet de l'Acte II présentera chaque protagoniste, chacun isolé au milieu d'un corridor, et la vidéo donnera l'impression saisissante de voir les chanteurs se mouvoir.
Après sa mort, le Commandeur (parfait Alexander Tsymbalyuk) ne cessera de hanter l'imagination de Don Giovanni, et nous le retrouverons en vieillard inquiétant vêtu d'une chemise de nuit tachée de sang à de nombreuses reprises. Il a rejoint la conscience de son assassin, continue à vivre en lui et à se manifester dans les couloirs et escaliers de l'habitacle.
La soprano Malin Byström prête à Donna Anna sa voix expressive et sa photogénie. Les gros plans que nous propose cette captation montrent, là aussi, un talent d'actrice doublé d'un exemplaire sens du rythme théâtral. Le timbre est rond, les attaques particulièrement fines et la musicalité toujours présente. On lui pardonnera quelques notes un peu hautes pour exprimer la violence de son personnage comme on le ferait, toutes proportions gardées, face à des accents véristes légèrement excessifs dans Puccini. Le public du Royal Opera House ne s'y trompera pas en applaudissant cette incarnation soutenue avec une magnifique beauté de timbre jusqu'à la fin de l'œuvre et de son si difficile "Non mi dir", qui rappelle les coloratures de la Reine de la Nuit.
Donna Anna est vêtue d'une robe splendide, comme le seront tous les costumes féminins de ce Don Giovanni dessinés par Anja Vang Kragh. D'un goût parfait, les coupes soignées et les étoffes choisies habillent on ne peut mieux les interprètes de cette production. Quant à l'encre qui décore également les robes - tache élégamment appliquée ou inscriptions -, elle tisse un lien visuel avec la teneur symbolique des projections vidéo et relie toutes les présences féminines à l'imaginaire du séducteur.
L'eau ruisselle sur les murs de la construction lorsque paraît Donna Elvira. Véronique Gens se glisse sans problème dans le personnage de femme délaissée qui garde espoir. Vêtue d'une ample cape à capuche, la silhouette en épouse la douleur. La voix paraît de prime abord un peu stridente, car sans doute encore froide, mais elle va très vite évoluer vers plus de rondeur et de souplesse, perdant toute acidité. "Non ti fidar, o misera" sera négocié avec de parfaites nuances et une implication dramatique qui nous émouvront autant que les personnages de scène qui en sont témoins. À l'Acte II, "Ah taci, ingiusto core!" sera magnifiquement servi face à Mariusz Kwiecien et Alex Esposito, impeccables. Plus tard, la sensibilité de l'aria "Mi tradi quell'alma ingrata" précédé d'un sublime récitatif emportera tous les suffrages. Que d'émotion dans la dignité !
Dans le rôle-titre, Mariusz Kwiecien convainc par le naturel de son incarnation vocale et scénique. Tout de souplesse, le baryton semble parfaitement épouser la vision du metteur en scène. Comédien parfait, la voix se met en permanence au diapason de l'expression dans ses moindres nuances. Il est même rare de voir un interprète parvenir à autant d'osmose entre le jeu et les nuances vocales. On se souviendra sans doute longtemps de son "Finch'han dal vino" lancé dans une embrasure de porte autour de laquelle tournoient les noms de ses conquêtes, un des effets de scène les plus spectaculaires de ce Don Giovanni. À la fin de l'opéra, la fatigue du chanteur est perceptible, mais elle s’accorde avec la déchéance du personnage jusqu'à son terme.
Elizabeth Watts apporte à Zerlina une belle énergie. Loin de l'oie blanche que nous servent certaines productions, le personnage est ici volontaire en diable. La projection vocale suit la même trajectoire dès son entrée en scène, mais la voix évoluera aussi avec le personnage, et l'aria "Vedrai, carino" de l'Acte II sera interprétée avec style et nuances. Le Masetto de Dawid Kimberg propose à Zerlina un contrepoint de qualité, mais c'est en premier lieu la relation avec Don Giovanni qui permet à la soprano d'exprimer pleinement ses talents d'actrice. Il faut dire que face à un Mariusz Kwiecien aussi à l'aise dans le jeu, il semble difficile de ne pas se laisser aller. Le duo "Là ci darem la mano" permettra aux deux interprètes d'ajouter davantage de nuances à leur palette expressive.
Ce duo fort réussi nous donne en outre l'occasion de réaliser combien les éclairages de cette production parviennent à valoriser le jeu des interprètes et séduire avec constance. Bruno Poet, les images en témoignent, éclaire avec classe et relief et parvient à installer diverses ambiances lumineuses dans différentes portions du plateau sans qu'elles se phagocytent. Ces qualités de lumière, comme l'esthétique du décor et des costumes forment d'ailleurs avec la mise en scène un ensemble si cohérent qu'il pourrait être trahi par les partis pris de la captation. Or il n'en est rien. Le réalisateur Jonathan Haswell, qui avait déjà filmé Eugène Onéguine également mis en scène par Kasper Holten, propose une nouvelle fois un filmage fluide et toujours logique, lequel expose en permanence les qualités sur lesquelles nous venons de nous arrêter. Ce Don Giovanni est parfaitement capté et le spectateur assis devant son écran ne pourra qu'applaudir devant cette réussite.
Dawid Kimberg révélera pleinement son Masetto dans la scène qui le placera face à une Zerlina consciente d'avoir été bernée par Don Giovanni. La sensibilité de jeu du baryton Sud-Africain réagit quasi instinctivement aux vives explications de sa promise et la gaucherie affichée pendant le "Batti, batti, o bel Masetto" de Zerlina, aussi bien que son malaise devant la possible trahison de sa belle, sont remarquablement joués.
Antonio Poli en Don Ottavio souvent en retrait, convainc dans tous les interventions face à d'autres personnages. Cependant, l'aria "Dalla sua pace" montre des limites au niveau du phrasé et du contrôle, et présente de petits manques de précision. La comparaison avec ce qu'est capable de donner dans ce rôle un Ramon Vargas au Met en 2011 est fatale au jeune ténor italien. Heureusement, la sincérité de la présence contribue à la cohérence de l'ensemble. Mais, vocalement, c'est un peu juste, même si son "Il mio tesoro" de l'Acte II se place ensuite sous de meilleurs auspices.
La direction nuancée de Nicola Luisotti soutient parfaitement les chanteurs et ménage des contrastes de dynamique toujours cohérents. L'accompagnement du récitatif de Donna Anna expliquant à Don Ottavio qu'elle reconnaît en Don Giovanni son agresseur et l'assassin de son père donne la mesure d'une harmonie réussie entre la fosse et le plateau. Saluons en outre un continuo globalement très expressif et aéré qui permet aux chanteurs une grande liberté de nuances et d'expression. Le Maestro Nicola Luisotti lui-même au pianoforte, Paul Wingfield au clavecin, et George Ives au violoncelle font merveille sans jamais rompre la fluidité de l'enchaînement des scènes. Mozart convient en outre très bien à l'Orchestre du Royal Opera House.
Cette nouvelle production de Don Giovanni mise en scène par Kasper Holten présente une multitude d'atouts, à commencer par une distribution globalement formidable constituée de chanteurs-acteurs totalement investis. L'esthétique toujours convaincante et l'intégration parfaite des effets vidéo sur un décor qui peut être considéré comme un élément doué de vie, ajoutent constamment à l'intérêt du spectacle. La conclusion, sans flammes et sans l'enfer visuel attendu, pourra peut-être surprendre, mais le metteur en scène s'en explique de façon très convaincante dans l'interview qui accompagne cette sortie vidéo surTutti-magazine. Ajoutons à cela la qualité de la captation, et c'est un nouveau fleuron que l'éditeur Opus Arte inscrit à son superbe catalogue.
Lire le test du DVD Don Giovanni mis en scène par Kasper Holten au Royal Opera House
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Philippe Banel