S'il n'y avait la présence de voix remarquables, plusieurs éléments nous amèneraient à juger assez sévèrement cette production allemande de Don Giovanni. Le premier tient aux deux coupures opérées : "Dalla sua pace" attribué à Don Ottavio à l'Acte I, et l'aria "Mi tradi quel'alma ingrata" d'Elvira à l'Acte II. Doit-on sacrifier ces parties sous prétexte d'allégeance à l’authenticité musicologique de la création de l'ouvrage, Mozart les ayant composées l'année suivante pour Vienne ? Selon nous, cette amputation visant le retour aux sources enlève plus qu'elle n'apporte d'équilibre à la restitution globale de l'opéra, Don Ottavio étant un rôle particulièrement court.
Le second élément d'insatisfaction découle de la mise en scène de Philipp Himmelmann. D'un simplisme surprenant, les chanteurs semblent laissés à eux-mêmes. Si Leporello et Don Giovanni s'en tirent plutôt bien, la teneur théâtrale de leur rôle les aidant sans doute en cela en même temps que leur expérience propre acquise au fil des productions, tous les autres interprètes en sont réduits à de la presque figuration dans leurs déplacements et leur expression gestuelle. Mais il est vrai, à leur décharge, qu'un décor quasi unique – un arbre mort au premier plan d'un fond plat tacheté et quelques chaises -, décor d'une platitude totale et sans aucun signifiant, ne saurait ni inciter les chanteurs à l'incarnation de leur personnage ni provoquer chez le spectateur autre chose qu'une profonde lassitude visuelle. Pour couronner le tout, les costumes modernes de cette actualisation de l’œuvre ne sont pas plus intéressants que signifiants. La noirceur du personnage de Don Giovanni reflétée dans un ensemble vestimentaire tout aussi noir : quelle trouvaille ! Est-ce pour la même raison que tout est aussi sombre ? Heureusement, il y a les voix…
Erwin Schrott, dans le rôle-titre, s'en tire si bien qu'il semble même trop à son aise : négligence des attitudes et je-m'en-foutisme permanent trouvent un écho vocal dans des parties redoutables projetées comme si de rien n'était. Pour preuve, le "Finch'han dal vino" de l'Acte I d'une aisance confondante. De fait, on aurait souhaité davantage de poids et de constance dans la construction de ce riche personnage… Comme cela arrive parfois au sein des grandes distributions, un rôle secondaire nous réjouit davantage et même, vole la vedette à Don Giovanni : le Leporello de Luca Pisaroni, qui s'imposera de la même façon à l’applaudimètre final. Un succès parfaitement justifié car, sous ses allures d'étudiant dégingandé au pantalon trop court, portant des chaussettes jaunes et une veste à carreaux, ce Leporello adopte des allures de Tati pervers, que son maître a entièrement corrompu. Il en incarne le double encore plus malsain, traînant derrière lui une valise à roulettes contenant les albums photos des conquêtes de son maître et des sachets d'Ecstasy. Avec son iPhone collé à la main, il filme non seulement les frasques de Don Giovanni, mais aussi ses meurtres. Une lueur d'espoir apparaîtra à la toute fin de l’œuvre lorsqu'il jettera, feuillet après feuillet, le contenu des albums photos dans la tombe de Don Giovanni creusée à même le sol.
Le Don Ottavio de Charles Castronovo apporte beaucoup de tenue et de nuances à un personnage peu gâté sur le plan musical et souvent falot à la scène. Jonathan Lemalu fait de Masetto une espèce de brute machiste adepte des solutions brutales. Son chant brut de décoffrage accompagne cette vision des choses. Quant à Mario Luperi, il chante un Commendatore tout à fait honorable.
Les rôles féminins forment une belle trilogie vocale : Anna Netrebko produit une Donna Anna plutôt sévère, bien en voix, mais par moments un peu tendue, en tout cas moins à l'aise qu'il y a quelques années. Malena Ernman assoit une Donna Elvira en proie aux incertitudes que développe en elle Don Giovanni. Son chant est passionnel et parfois un peu hystérique. Enfin, Katija Dragojevic campe d'une voix légère et nuancée une Zerlina quelque peu frivole et consciente de ces agissements.
Thomas Hengelbrock dirige sans trop de rapidité le Balthasar-Neumann-Ensemble, dont les instruments d'époque, en particulier les vents et cuivres, s'avèrent très agréables à l'écoute. La scène du Commandeur au dernier Acte montrera la puissante dynamique que peut produire l'ensemble. Mais on notera un déséquilibre de puissance entre la fosse et les voix. Défaut du mixage stéréo ?
Ce n'est certes pas pour sa mise en scène, en dépit de quelques idées, que nous pourrons nous attacher à ce Don Giovanni de Baden-Baden. En revanche, du côté des voix, le contrat est rempli au sein d'une distribution prestigieuse mais toujours cohérente.
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Nicolas Mesnier-Nature