De par la gravité du sujet, à la fois historique – l'élaboration finale de la bombe atomique et le premier essai au Nouveau-Mexique - et humain - les interrogations, les doutes, l'angoisse et les problèmes de conscience -, les couleurs générales de la production ne peuvent être que moroses. En effet, baignant dans une atmosphère lourde, nocturne, de plus en plus lugubre au fur et à mesure que l'échéance de la mise à feu approche, la mise en scène propose une variation de couleurs plutôt sombres, allant du brun terne des uniformes militaires au bleu foncé du costume d'Oppenheimer. Seule la robe fuchsia de Kitty, sa femme, et les blouses ou bras de chemises des scientifiques viennent tempérer cette grisaille.Les éléments naturels sont au cœur de la scénographie et défient le bon déroulement du processus scientifique de mise à feu : vent, éclairs blanchâtres et surtout pluie et nuages menaçants apparaissent en projection vidéo sur deux grands panneaux formés de rectangles-cubes empilés et fermés sur trois côtés. À l'intérieur s'agite le personnel militaire ou scientifique tournant autour du projet. Ces panneaux mobiles animent un décor plutôt dépouillé qui va à l'essentiel : un bureau pour Oppenheimer ; une chambre de sa maison. Une énorme boule atomique bardée de fils est suspendue, menaçante. La terre est symbolisée par les montagnes du désert du Nouveau-Mexique à l'aide de draps blancs suspendus. La lumière arrive par le biais des éclairs du ciel mais aussi par l'explosion atomique finale.
Vous l'aurez compris, la réussite visuelle de cette production du Met est en parfaite osmose avec la gravité du sujet, mais elle est aussi en total accord avec la qualité de la distribution vocale et orchestrale.
Le livret concocté par Peter Sellars - qui avait réalisé également la précédente et contestée mise en scène de l'œuvre à l'Opéra de San Francisco en 2005 - est une compilation judicieuse d'écrits originaux, de témoignages ou de poèmes qui ne nécessitent pas nécessairement un enjolivement musical. L'orchestre de John Adams, très proche de l'action, va dans le sens d'un véritable commentaire musical de tous les instants, d'une richesse et d'une finesse qui semblent inépuisables. Musique continue très variée, en évolution permanente et aux répétitions absentes sauf lorsque totalement justifiées comme dans le formidable crescendo final, la partition joue avec les timbres et les rythmes. L'écriture les mélange avec la plus grande fantaisie et une véritable efficacité dans un chatoiement harmonique très subtil. Les quatre interludes en expriment bien la richesse.
Le chef d'orchestre américain Alan Gilbert est entièrement impliqué dans ce qu'il dirige, d'une grande précision et d'un soutien sans faille pour cette musique difficile à mettre en place. La piste sonore 5.1 DTS plein débit proposée sur ce DVD est du reste le meilleur choix pour apprécier ce travail.La distribution des rôles favorise nettement les voix graves masculines et féminines qui s'accordent parfaitement à la noirceur du sujet. L'écriture mélodique mi-parlée mi-chantée est à mettre en regard de la richesse du débit vocal. Le mariage des timbres fonctionne à merveille et culmine dans le duo d'amour entre un Oppenheimer baryton et sa femme mezzo-soprano, un des sommets de la partition, d'une sensualité musicale très maîtrisée. Gerald Finley est littéralement habité par le rôle du physicien, et son monologue au final de l'Acte I (No. 21 Batter my heart, three-person'd God) est tout aussi convaincant que celui de son épouse qui lui succède au début de l'Acte II (Nos. 2 et 3 Wary of time… Shining, shining…). Sasha Cooke gère avec facilité notes hautes et basses sans vibrato.
Cependant, tous les chanteurs mériteraient d'être cités, car tous possèdent ces mêmes qualités qui les rassemblent : la maîtrise absolue de leurs possibilités et une parfaite diction. Les rôles sont distribués avec justesse : l'autorité est incarnée par Eric Owen (le général), la bonne conscience par Thomas Glenn (le jeune scientifique à lunettes), les doutes à la fois par Sasha Cooke et Richard Paul Fink (Edward Teller, le collègue d'Oppenheimer), et la conscience tutélaire par Meredith Arwady (Pasqualita, la jeune domestique indienne). Dotée d'un registre de contralto, cette dernière montre du reste une présence physique et vocale tout à fait exceptionnelles, atteignant des graves rarement entendues chez une chanteuse.
La chorégraphie d'Andrew Dawson est l'autre réussite de ce spectacle. Tout y est vivant, au service de l'agitation, de l'angoisse et de la fièvre qui préludent aux essais. Les nombreux gros plans sur les visages expressifs ou neutres des protagonistes explicitent bien l'attente éprouvante du compte à rebours.
Les mouvements de caméras, sans doute un peu répétitifs, multiplient travellings et contre-plongées, mais on sent dans les cadrages le parti pris de la cinéaste et productrice Penny Woolcock. Le jeu des chanteurs se met au service de toute cette dynamique, tandis que les chœurs se meuvent de façon très naturelle.
Sur un sujet grave et original, le compositeur a bâti une œuvre forte à la portée universelle. La production du Metropolitan Opera, ultra-réaliste, ancre le propos dans un quotidien tendu en évitant tout temps mort. Chaleureusement applaudie, cette œuvre appelle toutefois plusieurs visionnages pour en savourer toutes les richesses.
Nicolas Mesnier-Nature