La genèse de Didon et Énée se conjugue au mode conditionnel : l'assertion communément admise selon laquelle Henry Purcell et son librettiste Nahum Tate auraient écrit leur merveilleux opéra pour le Pensionnat de Jeunes filles Josias Priest en 1689 se voit quelque peu ébranlée par celle qui nous apprend que la brève partition aurait été donnée au Whitehall de Charles II ou bien dans les appartements de Windsor en 1684, à moins que ce ne fût en 1683... Didon et Énée mentionne des danses dont les partitions auraient été perdues, et le livret fait miroiter le texte d'un Prologue dont la musique ne nous serait pas parvenue. Pourtant les Éditions Novello en impriment en 1974 une version qui, mis à part dans la production de 90 minutes de l'Opéra-Théâtre de Besançon en 1996, n'est jamais donnée à la scène. Ce Prologue d'une petite demi-heure pourrait pourtant constituer la référence d'un idéal complément de programme pour une œuvre dont la brièveté (50') peine toujours à remplir une soirée.Monter Didon et Énée mène donc le plus souvent à un questionnement autour d'un complément de programme. Il fut judicieusement couplé en concert en 2012 par Jean-Claude Malgoire avec Vénus et Adonis, de John Blow, autre opéra bref créé quelque temps auparavant et dans des conditions probablement similaires… Deborah Warner avait opté en 2008 à Paris pour un Prologue où des poèmes étaient subtilement déclamés par une comédienne, mais on était loin du compte. En revanche, le magnifique enregistrement de Christopher Hogwood paru en 1994, incluant les danses mentionnées, gonflait judicieusement le chef-d'œuvre. Ceci étant, une seule chose est sûre : la géniale miniature de Purcell, qui réussit à balayer en moins d'une heure des affects que Berlioz développa 4 heures durant dans ses Troyens, nous est parvenue dans une forme inachevée. C'est donc une voie royale qui s'ouvre devant les metteurs en scène et, plus encore, pour les chefs d'orchestre.
Ainsi la production de l'Opéra de Rouen, par ailleurs source de moult délices, met d'abord en vedette le travail extraordinaire de Vincent Dumestre qui, dès les premiers accords, offre à la partition une concentration musicale du plus haut niveau, et des lenteurs de cérémonial. Il fait cadeau aux amoureux de l'œuvre d'un allongement de la partition qui la fait avoisiner les 75 minutes. La section marquée Adagio de l'Ouverture et le chœur final sont bissés. Les danses, nombreuses, sont puisées dans la collection d'Ayres composés pour le Théâtre par Purcell, ainsi que dans Doclesian voire, plus contestable, chez Matthew Locke, accentuant l'ascendance baroque de la partition, et la font respirer comme jamais. Le prégnant ground purcellien - cette basse obstinée qui continue de faire les beaux jours de la musique populaire -, est mis en évidence dès le premier air de Didon et revient hanter toutes les parties : ainsi "Off she visits" et sa lancinante introduction qu'on aimerait ne jamais voir finir, ou encore la danse menée par la magicienne entre les Actes II et III. Luth, virginal, théorbe, guitare et harpe sont les vedettes d'un instrumentarium éblouissant, faisant très certainement de cette version la plus belle à ce jour, toutes interprétations confondues.
L'émerveillement nous gagne plus d'une fois face à l'univers créé par les metteurs en scène Cécile Roussat et Julien Lubek, dont c'est, après La Flûte enchantée, la seconde mise en scène. La belle idée, c'est d'avoir rendu Didon et Énée à la mer. "Didon on the beach". On est tout à la fois sur la plage de Carthage, mais aussi sous les flots, où grouille le sombre empire de la Magicienne, vue comme une monstrueuse créature tentaculaire. D'immenses toiles bleutées sont agitées avec une agilité de Zéphyr sous un superbe ciel de nuages lourds de menace. Le bleu de la mer pour les bleus de l'âme. Spectacle marin mais également aérien. Une foultitude de danseurs et d'acrobates envahit les éléments : ainsi l'Amour virevolte longuement (trop parfois) dans les airs. Pourtant, de lourds costumes faits de matière trop brute ainsi qu'un cadre rocheux carton-pâte font se contredire la poésie infinie de l'ensemble avec une certaine naïveté.
Or le filmage prosaïque de Stéphane Vérité, en ne maintenant que très rarement la bonne distance, n'arrange rien à l'affaire : cadrages de biais trop fréquents, gros plans envahissants et pas toujours flatteurs, cadre de scène charcuté. Nul doute que le spectacle vu dans la salle devait être plus magique que la fragilité véhiculée par la vidéo.
Les pires tics du filmage d'un opéra sont à l'œuvre et atteignent le summum de l'invraisemblance pour la scène finale. Les metteurs en scène, creusant leur magnifique idée marine, ont l'idée de faire disparaître Didon dans les plis d'une immense robe qui se déploient peu à peu. Le réalisateur de la captation, quant à lui, a décidé que les malheureux mélomanes qui n'ont pu se rendre à Rouen ne verraient pas cet effet sublime loué par toute la presse. Idem pour le magnifique plan final, qu'il nous faut deviner, celui d'une mer infinie ondulant sous les étoiles. Stéphane Vérité ne nous en montre que l'ultime seconde, privilégiant les visages des choristes, comme si le spectacle était fini ! On sent ressurgir l'ire nous avait saisi lorsqu'Andy Sommer nous avait pareillement puni en nous privant de l'élévation du phare émergeant de la noirceur des flots imaginée par Olivier Py à l'Acte III de son historique Tristan et Isolde.
Au rayon des autres réserves, la plus sérieuse concerne celle pour qui certains feront l'achat de ce nouveau Didon et Énée: Vivica Genaux, voix tour à tour pointue dès le médium ou poitrinant dans les graves dès l'inquiétant "Ah! Belinda, I'm Pressed with torments". Capable, pour d'autres rôles beaucoup plus exigeants, de performances sidérantes, la cantatrice américaine est loin de posséder le naturel de la ligne de chant ainsi que la simplicité de la Didon idéale. De surcroît et malgré des efforts manifestes, actrice affectée pas du tout appariée à la geste mystique de Vincent Dumestre, elle frôle l'erreur de distribution.
En revanche, le naturel scénique et la grâce chantante d'Anna Quintans en font une Belinda idéale. On peut en dire tout autant de la seconde Woman de Jenny Daviet. Caroline Meng et Lucile Richardot sont des sorcières plutôt corsées pour des rôles où l'on peut se régaler de bien des outrances. L'Énée de Henk Neven est correct mais c'est peut-être lui qui fait le plus les frais du manque de classe costumière… Celui qui imprime rétine et oreille, c'est Marc Mauillon dont l'impayable Magicienne est une création des plus originales, à même de mettre en lumière, avec ou sans tentacules, les talents de comédien de ce chanteur des plus attachants. Son baryton clair le fait s'acquitter, en toute logique avec la conception de la production, du rôle du Marin. La transition entre Acte II et III où le Purcell de Dumestre invite le fantôme de Michael Jackson, peut se regarder en boucle. Le Chœur Accentus, que les metteurs en scène ont relégué en fosse, a des accents d'officiants, au diapason du rituel ému de Vincent Dumestre.
Toutes réserves formulées, on peut néanmoins affirmer sans hésitation que les qualités de ce spectacle original et gracieux l'emportent sur ses défauts et conseiller ce DVD extrêmement attachant. Purcell en sort très poétiquement magnifié. Un vrai spectacle populaire que l'on peut même visionner avec les enfants.
À noter : Ce programme n'est pas disponible en Blu-ray.
Retrouvez la biographie de Henry Purcell sur le site de notre partenaire Symphozik.info
Jean-Luc Clairet