Dialogues des carmélites est un des plus beaux opéras français, un des plus beaux opéras du monde. Phare tonal éblouissant au mi-temps (1957) d'un XXe siècle qui a accouché de Wozzeck et bientôt de Die Soldaten, Dialogues des carmélites atteint au cœur dès la première audition et son pouvoir émotionnel s'avère inaltérable. Et pourtant, quelle étrange idée : un opéra qui plonge le spectateur au cœur du Carmel ! Mais quel tour de force à l'arrivée lorsqu'on comprend assez vite que les questionnements de ces nonnes sont les nôtres, que leur montée à la guillotine finale sont la même source d'effroi que celle des engagements de nos vies d'hommes d'aujourd'hui. Que ferions-nous de même de nos jours, si le positionnement face à un pouvoir d'ordre religieux ou politique se révélait urgent ? Mourir pour des idées. Une question hélas indémodable de la violente histoire des Hommes.
Voilà un opéra dont le titre n'a rien de mensonger et qui annonce bien la couleur : durant 2h40, les voix dialoguent le plus naturellement avec un lyrisme qui ne tarit jamais. La musique est toujours au service de la profondeur du mot et, en même temps, celui-ci semble élever constamment l'inspiration de celle-là. Assurément, Poulenc vient de résoudre le fameux dilemme Primo le parole doppo la musica. Pas d'aria, peu de leitmotivs, mais une sorte de mélodie continue héritée de Pelléas et Mélisande, mais d'un Pelléas et Mélisande plus expressionniste, comme tenté par une sorte de vérisme subtil. Comme dans Pelléas également, de somptueux interludes musicaux séparent 12 brefs tableaux. Philip Glass, héritier américain de cette école française, portera en 14995 le flambeau des Dialogues dans l'extrême lyrisme de sa Belle et la bête.
La pièce de Bernanos née de la nouvelle de Gertrude Von Le Fort et du scénario écrit par le Révérend Père Bruckberger et Philippe Agostini pour leur film de 1960, est une mine de phrases à même de s'inscrire dans la mémoire : ”Il n'est qu'un moyen de rabaisser son orgueil, c'est de s'élever plus haut que lui”… ”Ce n'est pas la règle qui nous garde mais nous qui gardons la règle”… "On ne meurt pas chacun pour soi mais peut-être chacun à la place des autres"… Que l'on soit sensible à la mystique religieuse ou non, le livret comme la musique des Dialogues des carmélites, tous deux du plus haut niveau, touche tout un chacun, à quelque chapelle musicale qu'il appartienne. L'étrange idée est devenue un véritable opéra populaire.
L'engagement mystique versant catholique d'Olivier Py n'étant un secret pour personne, l'attente était donc forte. Personne n'aura été déçu. Ni les contempteurs d'un metteur en scène souvent taxé d'extraversion. Ni les autres pour qui sa mise en scène de Tristan et Isolde à Genève est un des dix chocs lyriques du Monde. Ni les athées, ni les agnostiques, ni les croyants. Alors que, quasiment au même moment, Christophe Honoré divisait à Lyon avec une version beaucoup plus radicale (son Carmel était remplacé par une congrégation misérabiliste dans un loft dominant la place de la République), Olivier Py soulevait une unanimité qui aurait pu laisser présager un assagissement tranquille et sans prise de risque. Il n'en est rien bien sûr. Et ces Dialogues se rangent sur le podium de tête des trois plus beaux spectacles d'Olivier Py, entre son Tristan historique et sa toute récente Ariane et Barbe-Bleue qui n'a pas fini de hanter tous ceux qui viennent de la découvrir à l'Opéra du Rhin.
Tout en respectant à la lettre l'esprit du Carmel, Olivier Py règle un spectacle exemplaire, nourricier d'images qui s'inscrivent aussitôt dans la mémoire des plus blasés.
La montée initiale de Blanche vers le Carmel voit le décor se disloquer pour faire apparaître une croix plante d'emblée un imaginaire esthétique de haute volée.
Le quatrième tableau, celui de la mort de la première prieure, est une des scènes que l'on imagine emporter sur son lit de mort, justement : on y voit la Prieure crucifiée verticalement en fond de scène, comme vue d'en haut , avec une lumière rasante venue d'en bas qui n'a rien de gratuit, puisque c'est celle provenant de la fenêtre que Mère marie demandera qu'on ferme. Ce rapport verticalité/horizontalité est des plus troublants. Une véritable plongée dans la Mort. Le moment où les doigts de Blanche et de la mourante se rejoignent en un geste très michelangien nous propulse même sous la voûte de la Sixtine.
Au troisième tableau de l'Acte IV, un magnifique espace strié de lumières, et qui semble s'élancer vers la pureté d'un infini matérialisé par un simple carré lointain, sublime, en accord avec la musique de la scène, l'habituel sordide espace de la prison. Et montre combien les religieuses ne sont déjà plus de ce monde.
Et ce final qui noue la gorge. Pendant qu'à Lyon, Honoré optait pour une suffocante et très spectaculaire défenestration, Olivier Py fait disparaître une à une ses religieuses dans l'infini d'un ciel étoilé. Point de guillotine sinon dans la lumière oblique qui découpe les décors latéraux.
Entre ces moments phares, la narration de l'opéra de Poulenc n'aura jamais été si limpide. On n'avait encore jamais vu ainsi les rapports de classes aussi chauffés à blanc. Soufflé de prime abord que l'on est par le soufflet que le domestique Thierry administre à Blanche, on comprend assez vire ensuite que ce dernier est déjà passé du côté des révolutionnaires. C'est lui qui prendra du galon au Comité de Salut public et au fil du spectacle. C'est Thierry qui, à l'Acte III, aura l'ascendant sur sa maîtresse, et lira la condamnation des Sœurs. Qui lui hurlera logiquement le fameux et souvent incongru : ”Blanche, les commissions !”. Comme on le voit, la lecture mystique de Py n'oblitère pas la lecture politique. Mille et un détails sont donnés à voir, telle cette scène où les sœurs votent à l'oreille de l'aumônier.
Les costumes de Pierre-André Weitz sont d'une justesse et d'une élégance parfaite. Le décor est une de ces fascinantes boîtes à images dont Py et Weitz jouent en avec une virtuosité encore accrue. C'est l'austérité du bois (planchers, murs mais aussi troncs hivernaux des arbres en fond de scène) qui domine, agrémenté du minimum : un lustre à même de symboliser le « lustre » de l'ancien monde, justement ; une table, un lit, quelques chaises, quelques accessoires de théâtre pour permettre aux nonnes de rejouer leurs scènes sulpiciennes préférées.
Il est temps de tresser tous les lauriers possibles à la distribution réunie autour du metteur en scène.
En tout premier lieu Patricia Petibon, hallucinée et hallucinante, incandescente jusqu'à l'âme. Déjà mémorables Olympia et Lulu de tous les risques pour Py, Patricia Petibon, très loin ici de la rigolote qui nous fait mourir de rire lorsqu'on la regarde en boucle danser le calumet avec William Christie dans Les Indes Galantes, se consume en Blanche de la Force. Tragédienne jusqu'au fond du regard, maîtresse d'une voix dont elle fait ce qu'elle veut, elle nous emmène aux tréfonds du personnage, capable aussi bien de transfiguration extasiée que de sidération éteinte.
Face à l'évidence d'une incarnation aussi magnétique, il y avait fort à proposer et le trio qui entoure Patricia Petibon dispense les mêmes émerveillements : le personnage de sœur Constance, jamais regardé d'aussi près que par cette lecture de Py, (à l'instar de Poulenc, est-il lui aussi "tombé amoureux de Sœur Constance" ?) confié aux merveilleux aigus et à la ligne vocale impeccable, à l'investissement toujours prenant de Sandrine Piau, est le premier gagnant de l'entreprise. La Madame Lidoine aussi racée que consolatrice d'une Véronique Gens à la voix somptueuse et au beau visage de cendre émacié, est un atout de luxe. De même, Sophie Koch livre une prestation des plus touchantes, à des années-lumière des viragos autoritaires que l'on nous a souvent vendues. Signalons tout de même que sa voix aux aigus puissants, et même si elle possède toutes les notes du rôle difficile de Mère Marie, se voit çà et là forcée de transformer certaines voyelles aiguës, "mes filles" pouvant devenir "mes feuilles".
Saluons aussi la prestation impressionnante de Rosalind Plowright en Première prieure. Celle que l'on découvrit avec Pierre Stroesser à Lyon dans les années 1980, n'a plus la voix de sa somptueuse Vitellia d'antan. Et alors ? On peut beaucoup se permettre vocalement dans ce rôle où beaucoup de merveilleuses soprani se sont réfugiées lorsque les ans furent passés : Régine Crespin, Felicity Palmer… Il est vrai qu'ici, Olivier Py, qui fait partie de ces metteurs en scène très proches de leurs chanteurs, a gâté la cantatrice en lui offrant la scène la plus belle de sa mise en scène. Elle s'y jette avec une passion à même de faire taire le dernier chipoteur et porte elle aussi très haut l'esprit du spectacle.
Les hommes ont la portion congrue dans cette œuvre où les femmes se méfient d'eux. Néanmoins le duo de l'Acte II, entre le frère et la sœur, plus beau que tout Puccini, est un moment attendu. Topi Lehtipuu intègre sans problème à la production son élégant Chevalier de La Force à la prononciation très convaincante. Signalons la très belle idée de Py de le faire sortir avant la fin du duo.
Philippe Rouillon ne rencontre aucun problème avec l'unique scène d'un solide Marquis de La Force l'inscrivant dans la lignée d'un Alain Fondary
Olivier Py fait de l'aumônier un personnage très touchant, très délicat, aidé en cela par le timbre naturel et paisible de François Piolino. Le révolutionnaire infiltré de Matthieu Lécroart est aussi finement dessiné que solidement chanté.
Bien sûr, tous les rôles tenus par les autres sœurs sont au diapason du cérémonial.
Qui peut encore oser prétendre, à l'écoute d'un tel palmarès vocal, que l'âge d'or du chant est révolu !
Jérémie Rohrer anime l'exemplaire partition avec une belle variété d'atmosphères, parvenant à un dramatisme intense lorsqu'il se doit : ainsi la lecture en prison de la condamnation des religieuses. Ou encore l'ultime interlude. Enfin la géniale dernière scène commencée mezza voce… À l’évidence Py et Rohrer font ensemble de ces Dialogues un suspense hitchcockien.
La captation est quasi exemplaire, si l'on ferme les yeux sur certains gros plans inutiles (ainsi qu'il est hélas quasiment l'usage dans toutes les captations d'opéra !) alors que se met en branle la géniale machinerie de Pierre-André Weitz : le début de l'Acte III ou la mise en place du merveilleux jardin d'hiver du couvent au I.
Ces Dialogues des carmélites, où l'osmose rêvée de tout spectacle d'opéra est réalisée de la fosse au plateau, sont un des plus beaux DVD qui soient. Classique instantané. Voici immortalisé un des trois plus beaux spectacles d'un metteur en scène à la passion et à la foi ravageuses.
Lire le test du DVD Dialogues des Carmélites mis en scène par Olivier Py
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Jean-Luc Clairet