"Je ne prétends pas avoir tout découvert dans Pelléas mais j'ai essayé de frayer un chemin que d'autres pourront suivre", déclare Claude Debussy au terme des 12 années consacrées à la composition de son unique opéra.
Pelléas et Mélisande, écrit en réaction à l'écrasant système wagnérien, masque mal, 100 ans plus tard, le tribut qu'il paie au Maître de Bayreuth. Il faut être sourd pour ne pas entendre ça et là des interludes qu'on croirait sortis de Parsifal ou de Siegfried : à l'Acte I, la Montée vers Allemonde a des allures de Verwandlungsmusik vers le Graal. Mélisande se voit attribuer son leitmotiv. L'utilisation de la mélodie continue en lieu et place des arias de la tradition italienne est manifeste. Sous les "vieilles haines" d'Arkel, dans la Scène de la lettre, on entend clairement un certain motif très en vogue à Niebelheim.
Ce qui apparut si nouveau en 1902 fait partie aujourd'hui de notre ADN lyrique. Quoi qu'il en dise, Debussy a clairement profité de l'avancée wagnérienne dont il a simplement remplacé la grandiloquente logorrhée explicative par une culture de la subtilité des âmes, de la délicatesse des élans, du chuchotement et du non-dit en se plaçant tout entier au service du symbolisme de Maurice Maeterlinck. Dans un tel sillage s'est effectivement engouffrée une bonne part de l'opéra contemporain, même si Poulenc, ou plus près de nous, Philip Glass, ont rameuté ensuite un lyrisme tout puccinien dans Dialogues des carmélites, La Belle et la Bête ou Les Enfants terribles, enfonçant le clou d'une musique entièrement au service du mot.
Il va sans dire que le metteur en scène Robert Wilson, qui fit ses débuts lyriques avec Einstein on the Beach, ce mythique opéra de 4h30 où, de son propre aveu, "il n'y a rien à comprendre", est chez lui dans l'opacité des personnages de Maeterlinck. Cette production de Pelléas et Mélisande apparaît même comme la quintessence de l'art du célèbre metteur en scène américain. Un art qui fait s'impatienter les uns, qui parlent alors de "système", et s'extasier les autres qui y trouvent l'expression visuelle de l'âme même de la musique. Cela s'appelle "un style", tout simplement.
En fond de scène, un indéboulonnable écran de cyclorama, le plus souvent éclairé de multiples nuances de bleu, sert d'écrin à des silhouettes héritées du Nô japonais. Dans une sublime symphonie de lumière, elles sont animées d'une gestique où les membres supérieurs des héros, souvent en ombre chinoise ou sculptés par une poursuite chirurgicale, obéissent à une grammaire expressive extrêmement rigoureuse. Les corps sont le plus souvent comme emballés dans des corsets qui ne sont pas sans rappeler l'ascétisme wielandien du Neues Bayreuth. De parcimonieux éléments de décors coulissent avec grâce entre cour et jardin. C'est tout et c'est forcément le plus souvent sublime. Symbolisme des images sur symbolisme des mots : en Robert Wilson, Claude Debussy a trouvé son metteur en scène...Le premier tableau de ce Pelléas est à cet égard un modèle de fascination exercée : derrière une gracieuse Mélisande déjà en place au sol, un rectangle de lumière verticale apparaît (il était déjà présent dans Einstein…), puis un autre, avant de glisser latéralement avec une grâce infinie, symbolisant la célèbre forêt initiale de l'œuvre. Impossible de résister à pareille introduction. Geneviève apparaît comme par magie de derrière un coulissement de colonne. Pour la Fontaine des aveugles, l'agitation imperceptible d'un velum ultra-fin sépare les futurs amants, donnant l'impression que l'un des deux est de l'autre côté, sous la surface de l'eau. L'anneau tombé de Mélisande devient une lune des plus poétiques. Il sera aussi fontaine, abîme. Jamais, comme Pelléas, on a eu autant peur que Mélisande ne tombe de la tour où Wilson a perché sa chanteuse au bord du vide. Un immense disque de lumière, des mains phosphorescentes, un vertigineux tableau des souterrains : l'anneau de Mélisande est devenu gouffre gigantesque. Et puis, peu à peu, à l'Acte IV, il ne reste plus rien sur une scène déjà fort avare de mobilier.
La terrible scène du meurtre de Pelléas évacuera même la Fontaine des aveugles, seul lieu à être pourtant présent deux fois dans l'opéra. Refusant tout effet, le duo fatal se déroulera devant l'écran-cyclo nu, envahi par deux flashes, soudain de jaune, puis de rouge, avant de revenir au bleu. Les jeunes gens se toucheront une unique fois. Le lit-autel-tombeau de Mélisande au centre du plateau meublera l'Acte V et ce sera tout. Un sobre ballet des funèbres servantes indiquées par le livret précède la belle idée finale d'une Mélisande qui profite de la brise revenue pour quitter la mort. Cet ascétisme extrême, peut-être plus contestable pour d'autres opéras, s'accorde au mieux, aussi bien avec le symbolisme de Maeterlinck qu'avec l'esthétique debussyste.
Les chanteurs réunis pour ce qui s'apparente de toute évidence à un rituel offrent tous des incarnations mémorables. S'il est permis de trouver contestable de confier le rôle du petit Yniold à une chanteuse travestie, l'on ne peut que louer la parfaite diction sans mièvrerie aucune de Julie Mathevet. Son enfant en culotte bouffante inspirée de la Renaissance offre un contraste dépaysant dans la forêt des drapés wilsonniens. La belle silhouette de Jérôme Varnier, également berger, fait autorité dans le court rôle du médecin. La Geneviève de luxe d'Anne-Sofie von Otter déroule exemplairement l'illustre Déclamation de la lettre. Franz-Josef Selig en remontrerait aux Arkel français avec un chant toujours lisible, appuyé par des graves somptueux, à mille lieues des Arkels pontifiants d'une certaine tradition.
Vincent Le Texier est un parfait Golaud hautement torturé. En 2012, il tenait d'ailleurs aussi ce rôle avec la même maîtrise de la voix et du jeu dans la production de Nicolaus Lehnoff à Essen. Stéphane Degout, chevelure noire pour une fois et costume blanc, est l'excellence même avec un Pelléas inquiet, de grande classe vocale, prêt à se briser sur "Toutes les étoiles tombent". Il rejoint néanmoins le peloton des Pelléas qu'on a tant aimés dans l'histoire de ce chef-d'œuvre.
Quant à Elena Tsallagova, sa Mélisande toute de perversité tranquille autant que délicate, fait à l'évidence taire les inquiétudes récurrentes des pleureuses qui se lamentent de voir confier des œuvres françaises à des chanteurs étrangers. Sa chanson de la tour est d'une renversante beauté vocale. La gestique wilsonnienne ne la gêne visiblement à aucune entournure, habile à se mouvoir avec une souplesse infinie, telle une ballerine, dans le drapé périlleux de la soyeuse robe à traîne qu'elle fait glisser d'avant en arrière sans anicroche. Le personnage existe puissamment grâce à cette belle incarnation.
Le ravissement est également de mise dans l'évidence de la direction d'orchestre de Philippe Jordan, qu'on aurait volontiers imaginé amateur de tempi plus lents encore face à tel cérémonial. Même si le mixage des voix très en avant de cette captation vole un tantinet la vedette à l'Orchestre de l'Opéra de Paris, tout Pelléas est là dans la fosse idéale de l'Opéra Bastille qui exhale avec opulence les ensorcelantes sonorités d'un Debussy à la maison.
On en veut un peu au réalisateur Philippe Béziat de ternir fugacement sa parfaite captation en nous privant, au deuxième tableau, de l'arrivée de Pelléas et, plus loin, de la disparition de la tour de Mélisande. On se demande toujours pourquoi de nombreux vidéastes cèdent parfois à ce genre de dérapages. Mais il faut reconnaître que sa magnifique réalisation atteint quasiment ici la perfection de l'exemplaire François Roussillon. L'objet est accompagné d'un livret dont les nombreuses photos, à l'image du spectacle, sont la magie même.
L'Opéra national de Paris gâte Pelléas et Mélisande. Succédant à la sublime production eighties de Jorge Lavelli, celle de Robert Wilson est devenue un des fleurons de son Histoire.
À noter :
• Ce programme propose en surimpression les titres des scènes tout au long de l'opéra, ce qui permet de se situer de façon très efficace.
• Ce DVD bénéficie d'une luxueuse présentation. Un élégant Digipack accueille le DVD et un livret de 50 pages en couleurs richement illustré de photos de la production, lequel propose en français et en anglais plusieurs textes de Claude Debussy, Paul Dukas et Christophe Ghristi, alors Directeur de la Dramaturgie de l'Opéra national de Paris. Un argument et des biographies des interprètes complètent ce livret.
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Jean-Luc Clairet