Trois architectures accueillent ainsi Daniel Barenboim, illustrant chaque partie du programme. Les transcriptions de Verdi et de Wagner sont interprétées à l'Opéra des Margraves (Markgräfliches Opernhaus), la Sonate en si mineur à la villa Wahnfried (Haus Wahnfried) dans laquelle Wagner a passé avec sa famille les dernières années de sa vie, et les Années de pèlerinage dans le cadre du très rococo Château Neuf (Neues Schloss) lequel, par ses tapisseries et tableaux, nous convie à l'évasion et au voyage. Tous ces lieux emblématiques sont situés à Bayreuth, ville désormais irrémédiablement attachée à Richard Wagner et à son gendre Franz Liszt.
Daniel Barenboim joue sans public. De fait, l'artiste comme le spectateur sont privés à tort ou à raison de l'ambiance qui naît d'un récital et de l'énergie dégagée par une salle pleine. Aucun petit bruit perturbateur, en revanche, ne vient gêner l'écoute qui en devient d'autant plus attentive.
Les réalisateurs Axel Corti et Klaas Rusticus ont mis en place quelques subterfuges destinés à rompre la monotonie visuelle : split-screen lors de l'Orage, Vallée d'Obermann totalement illustrée par les aquarelles de Turner, effets de lumière évolutifs ou non selon les œuvres… Cependant, cette captation est dominée par de très longs plans fixes, ce qui ajoute peut-être à ce sentiment de longueur au regard de ce programme de trois heures, durée conjuguée des deux DVD. Notre rapport au rythme d'une captation aurait-elle changé depuis 1985, année de ces enregistrements ?
Nous avons déjà eu maintes fois l'occasion d'approcher l'art si particulier de Daniel Barenboim au piano à l'occasion de différentes critiques. Sans doute en raison de la stimulation exercée par la présence d'un public, on comprend facilement que n'importe quel artiste ait besoin de recevoir les ondes de la salle pour transcender son art. De nombreux interprètes ne se sentent d'ailleurs pas à l'aise dans la froideur d'un studio, face à des caméras et à des micros impassibles… Mais Daniel Barenboim est un habitué des enregistrements. En témoignent l'immensité de son répertoire et ses audaces artistiques dans des situations parfois difficiles, comme jouer Wagner en Israël. Cette expérience nous laisse supposer une relative aisance face aux formes les plus diverses de captation.
C'est souvent avec l'âge que les interprètes acquièrent gestes modérés, concentration extrême et intériorité du discours. Mais, il y a près de trente ans, Daniel Barenboim semblait a contrario davantage statique qu'il ne paraît aujourd'hui. C'est en tout cas ce que nous montrent ces images : un visage très peu expressif, en permanence penché sur le clavier, et aucun de ces effets de manche si faciles dans Liszt. Il en découle dès lors une incroyable monotonie dans des pans entiers de ce programme. Ainsi, les neuf pièces de la Suisse ne décollent jamais. Barenboim s'installe dans une prudente lecture de texte, certes totalement maîtrisée, mais quelque peu trop sage malgré ses intentions descriptives sans ambiguïté. On pourrait presque percevoir dans les plans montrant les illustrations de Turner durant les généreux paysages de la Vallée d'Obermann comme une tentative de compenser visuellement ce que la musique ne nous apporterait pas ! La partie consacrée à l'Italie est davantage engagée, mais n'est-ce pas seulement en raison de la spécificité de l'écriture ? Quoi qu'il en soit, Daniel Barenboim nous fait ici bien meilleure impression. Pour les transcriptions de Verdi et Wagner, le cadre baroque de l'Opéra donne plutôt dans la surenchère visuelle, mais ce que nous entendons reste une fois de plus très cérébral et froid, quasiment en rupture avec l'architecture du lieu et l'aspect improvisé de cette musique. La Sonate en si mineur laisse, quant à elle, une impression un peu décousue, et, en raison d'un manque de tension et de fil directeur, l'intérêt ne peut être maintenu sur ses trente-trois minutes.
Daniel Barenboim n'est pas un peintre de la subtilité, du subjectif, de la suggestion et de la surprise. Tout ce qui est attendu arrive et passe par un jeu classique très maîtrisé qui ne dégage en réalité aucune réelle empathie. Comme nous l'avions écrit précédemment, son art taille davantage au ciseau qu'il ne brosse au pinceau. Sur le plan purement musical, il ressort dès lors du visionnage de ces deux DVD une sorte de frustration et un manque flagrant d'émotion.
À noter : Le DVD 1 contient les transcriptions d'opéras de Verdi et Wagner, et la Sonate en si mineur (91'21) ; le DVD 2 contient Années de pèlerinage Suisse et Italie (95'47).
Nicolas Mesnier-Nature