L'introduction de ce programme nous montre le parcours de deux élégants danseurs dans les rues de Venise évoluant de façon musicale et chorégraphiée sur une musique fortement réverbérée. Ils terminent ce parcours en pénétrant dans le théâtre de La Fenice et la caméra qui les accompagne dévoile la salle fleurie remplie de spectateurs réunis en ce jour de l'an 2012 et bientôt debout lorsque va résonner l'hymne italien. Nous ne sommes pas à Vienne, mais la salle de La Fenice est splendidement éclairée et le cadre de scène est décoré d'une composition végétale du plus bel effet que pourrait envier la capitale autrichienne. Le jeune Diego Matheuz traverse l'orchestre sous les applaudissements. Le concert événement peut commencer…
En ce 1er janvier 2012, le chef d'orchestre et violoniste vénézuélien Diego Matheuz n'a que 28 ans. Issu du Sistema comme son aîné Gustavo Dudamel, sa renommée acquise tant dans le répertoire symphonique que lyrique est grandissante. En 2O11, il est nommé chef principal de La Fenice et c'est à ce titre que nous le retrouvons ici au pupitre prêt à diriger un programme très varié et parfois surprenant, comme la programmation de la Symphonie no. 5 de Tchaikovsky en ouverture de concert. L'explication de cette ouverture assez inattendue en raison de sa teneur dramatique tient sans doute au cycle des Symphonies du compositeur que le jeune chef a eu à cœur de travailler avec l'orchestre de La Fenice au côté de productions opératiques telles La Traviata, La Bohème et Carmen. Et il faut reconnaître d'emblée que l'inspiration est là, avec un Andante parfaitement rendu par les bois et de superbes cordes à l'équilibre parfait. La tension de l'œuvre est exprimée avec naturel et c'est un plaisir pour nous, spectateurs, d'être témoins de la gestuelle ample et souple du chef exaltant de façon fort expressive des musiciens qui répondent d'un son chargé d'âme. Le visage de Diego Matheuz exprime énormément et on le voit évoluer du large sourire à une concentration presque douloureuse qui lui fait baisser les paupières. Lorsque le premier mouvement devient Allegretto con anima, la battue montre une précision parfaite et les cuivres de l'orchestre de La Fenice prouvent qu'ils ne sont pas en reste. On sent dès ce point la cohésion du travail de mise en place car un tel équilibre des pupitres et une telle lisibilité de l'écriture ne peuvent exister sans un sérieux sens du collectif.
La précision de l'entrée des cordes, puis du cor, dans le bouleversant Andante cantabile confirme l'affinité du chef avec Tchaikovsky. Juste pourrons-nous regretter une hauteur de son parfois légèrement imprécise du cor sans que cela ne remette toutefois en question la qualité de cette interprétation inspirée.
Le tempo de Valse Allegro moderato qui caractérise le troisième mouvement exprime une rythmique gérée avec subtilité et un lié parfait dans la succession des interventions instrumentales. L'aspect dansant de ce mouvement se marie à une expressivité parfaitement dosée et une mise en valeur de la subtilité de l'orchestration qui pourrait en remontrer à de nombreux chefs qui ne parviennent pas à surfer pareillement sur les contrastes de timbres et de rythmes.
Enfin l'Andante maestoso du Finale confirme les qualités de cet orchestre de maison d'opéra qui peut s'enorgueillir d'être aussi à l'aise dans la fosse pour accompagner les chanteurs qu'en concert, à l'égal des phalanges plus importantes reconnues dans le répertoire symphonique. L'Allegro vivace démontrera une osmose parfaite entre le chef et son orchestre, réunis sous une battue à l'énergie électrisante jusqu'à la conclusion.
Notons ici le remarquable travail de remixage en post-production réalisé de main de maître par Gabriele Fanchini auquel cette Symphonie no. 5 de Tchaikovsky doit cette splendide exposition. Les applaudissement nourris de La Fenice pleine comme un œuf nous sembleront hautement justifiés et nous feront regretter de ne pas pouvoir y joindre les nôtres lorsque le chef invite chaque pupitre à se lever.
À ce point du concert, sur le plan de la captation proprement dite, on pourra regretter certains panoramiques un peu trop artificiels pour accompagner le fatum de Tchaikovsky. Plus tard, plusieurs travellings rapides depuis la scène jusqu’au fond de la salle et du fond de salle vers le plateau interviendront sans raison apparente et nous éloigneront alors de l'essentiel : la musique sur scène… Certes, nous ne sommes pas, ici, face à une de ces captations hystériques que la télévision nous sert pour assaisonner le vacuité de la plupart des émissions de variété. Mais un peu plus de rigueur n'aurait pas été plus mal. Ceci étant, il s'agit de la captation d'un concert vénitien du Nouvel An à large diffusion populaire et la crainte du zapping pour cause de statisme visuel peut expliquer ces mouvements de caméra intempestifs.La Sinfonia d'Un Jour de règne de Verdi annonce la couleur beaucoup plus festive de la suite et la légèreté de l'orchestre de La Fenice de nous surprendre après un Tchaikovsky aussi dense et nourri. "Vedi! Le fosche notturne spoglie" tiré du Trouvère montrera ensuite la bonne santé du chœur vénitien et exposera des timbres alertes s'exprimant dans le respect de la direction métronomique de Diego Matheuz.
Le ténor Walter Fraccaro, en revanche, est nettement moins convaincant dans "E lucevan le stelle" du dernier Acte de Tosca de Puccini. Le timbre est un peu faible, mais surtout le style est parasité par des effets expressifs qui chahutent la ligne de chant. De plus les attaques ne sont pas très nettes et la justesse tarde à s'installer sur les notes tenues, très vite encombrées par un vibrato trop large. Bref, un premier air peu convaincant pour l'interprète, pourtant habitué à chanter les grands rôles pucciniens et verdiens du répertoire de ténor sur les grandes scènes internationales. La salle de La Fenice est polie : elle applaudit !
L'air de La Somnambule de Bellini - "Ah! Non credea mirarti" - nous réconcilie aussitôt avec le niveau de qualité que nous avons apprécié, avec l'orchestre, au début du concert. La soprano Jessica Pratt, saluée pour ses qualités de belcantiste sur de nombreuses scènes, apporte ici un phrasé superbe et une sensibilité de chant nuancée à rendre jaloux le hautbois qui l'accompagne sur quelques mesures. Les attaques tout en douceur sont d'une justesse absolue et les aigus colorature à la puissance contrastée nous ravissent par leur pouvoir d'expression musicale.
L'atmosphère se détend ensuite avec une incursion réussie dans la musique de film. Mais pas n'importe lequel puisqu'il s'agit du Guépard de Luchino Visconti et d'une Valse aristocratique composée par Nino Rota. L'occasion une fois de plus de noter l'adéquation entre l'orchestre et le style musical fluide de cette musique peu aisé à rendre malgré la facilité d'écoute. L'occasion pour nous d'admirer les danseurs du corps de ballet de La Scala de Milan parés de beaux atours avant de les retrouver dans un salon cossu pour une valse chorégraphiée avec légèreté et même scénarisée avec soin. Il y a, du reste, plus de liberté et d'inventivité dans la chorégraphie de Mvula Sungani que dans les traditionnelles retransmissions viennoises du Premier de l'An, nettement plus guindées.
L'entrée en scène d'Alex Esposito est très applaudie par le public qui pressent sans doute le panache à venir du chanteur dans le célèbre "Madamina, il catalogo è questo" tiré du Don Juan de Mozart. Le beau timbre de basse du chanteur, son élocution parfaite et sa présence scénique naturelle séduisent. Il est vrai qu'Alex Esposito est un Leporello que de nombreux théâtres ont déjà accueilli et que la fréquentation du personnage apparaît ici dans l'aisance peu commune d'une gestuelle et d'expressions du visage qui parviennent à donner vie au chant dans le cadre pourtant rigide du concert. Peu d'artistes savent gérer cet aspect théâtral du récital avec orchestre comme la basse italienne. Le rappel du chanteur après l'aria montre que le public de La Fenice s'est réjoui autant que nous devant cette prestation soliste enthousiasmante qui sera malheureusement la seule de ce concert pour Alex Esposito !
On passera rapidement sur le retour de Walter Fraccaro, d'un niveau bien inférieur. Le timbre peu flatteur du ténor ne séduit pas plus que lors de la première intervention, mais il semble plus à l'aise dans le court "Viva il vino spumeggiante" de Cavalleria rusticana de Mascagni que dans Tosca et on ne peut lui reprocher ici un manque de justesse. Notons que le chœur s'exprime avec une rare vivacité sans doute héritée de la scène, et suscite principalement l'intérêt pour cette intervention.
Avec "O luce di quest'anima" tiré de Linda de Chamonix de Donizetti, Jessica Pratt prouve son agilité et la précision insolente de ses colorature. Le travail sur les nuances est omniprésent dans son chant et cette musicalité constante nous ravit à nouveau, comme la qualité de ses vocalises.
Place ensuite à la gaîté avec le rapide et nerveux Cancan de la Danse des heures tirée de La Gioconda de Ponchielli et un orchestre dirigé sans lourdeur mais toujours avec grande précision par un Diego Matheuz quasi sautillant. On s'attendait à une séquence dansée pour accompagner le rythme endiablé de cet intermède, mais la caméra restera braquée sur l'orchestre. Les danseurs auraient-ils craint une comparaison osée avec certaines autruches et certains hippopotames de mémoire animée dans Fantasia ? Quoi qu'il en soit, la tension monte parmi le public et le sourire complice du chef nous remplit de cette joie communicative.
Bien évidemment avec le Chœur des esclaves du Nabucco de Verdi, on peut être certain de toucher la fibre patriotique des spectateurs italiens. Et le public de La Fenice n'échappe pas à la règle en ovationnant ce "Va' pensiero" chanté sans emphase, avec certaines rares nuances et une magnifique tenue de note finale.
Enfin, La Traviata permettra aux trois chanteurs solistes de conclure le concert en réunissant partiellement leur timbre sur un "Libiam ne' lieti calici" fédérateur. Nous retrouvons ainsi Jessica Pratt, qui aura trouvé le temps de changer de robe, Alex Esposito et Walter Fraccaro, fidèles à leurs prestations antérieures, mais aussi le corps de ballet de La Scala qui évolue de façon élégante dans un beau salon doré du Palais Vendramin Callergi (l'actuel casino de Venise), avant de lever les verres, en enfilade sur un balcon surplombant le Grand Canal. Difficile de tout montrer à l'écran, mais cette séquence de danse élégante nous prive des chanteurs sur scène et l'on restera partagé devant ce choix de montage peu musical. Nous retrouvons le plateau sous une explosion festive et spectaculaire de confettis formant un rideau superbe entre la salle et la scène.
Au final, ce concert du Nouvel An à La Fenice se distingue par un programme à la variété exceptionnelle et, surtout, sa teneur musicale due à un orchestre maison en grande forme sous la baguette fougueuse de Diego Matheuz. Sa Symphonie no. 5 de Tchaikovsky exemplaire mérite réellement d'être découverte. Mais un premier de l'An se doit d'être festif et ce concert le devient sans perdre son intérêt musical, secondé par un chœur excellent et deux chanteurs qu'on ne se lassera pas d'entendre : Jessica Pratt et Alex Esposito. Champagne !
À noter : Ce Blu-ray n'est pas disponible à la vente en France, mais Amazon le commercialise, entre autres, en Grande-Bretagne (amazon.co.uk) et en Allemagne (amazon.de). Le menu d'accueil ne propose ni d'accès aux formats sonores ni de chapitrage. Il faut donc choisir la piste désirée en utilisant la télécommande…
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Philippe Banel