Ciboulette est une opérette, mais il serait pourtant injuste d'y voir seulement légèreté et superficialité car, au-delà des airs entraînants et des dialogues cocasses, s'exprime une vraie nostalgie, parfois de la mélancolie et de forts sentiments humains qui soutiennent l'ensemble jusqu'à éveiller chez le spectateur une véritable empathie envers ce qui est exprimé sur scène.
À sa création au Théâtre des Variétés le 7 avril 1923, son compositeur Reynaldo Hahn était du reste connu pour ses œuvres dites “sérieuses” et non pour un genre léger dans lequel nombre de critiques se plaisent à l'enfermer aujourd'hui encore.
Il suffit pourtant d'entendre le raffinement musical de Ciboulette pour se convaincre des qualités musicales de son auteur, au-delà d'un genre particulier et clivant. L'écriture vocale, tout d'abord, permet aux chanteurs de s'appuyer sur des lignes mélodiques parfaitement structurées, ce qui ne prétend nullement qu'elles soient faciles à chanter. Le traitement choral n'est pas sans rappeler parfois celui du Saint-Saëns de Samson et Dalila, et la finesse de l'orchestration surprend l'oreille à de nombreuses reprises lorsqu'elle accompagne la simplicité d'une ligne de chant par une superbe sophistication émanant de la fosse. De même, il n'est pas un épisode humoristique sans contrepoint dramatique ou tout simplement humain qui lui succède immédiatement, emportant le spectateur dans une dimension autre chargée de profondeur. Et ce double aspect est parfaitement mis en scène par Michel Fau. Enfin, Ciboulette exige de vrais bons chanteurs qui soient à la fois comédiens accomplis et se sentent aussi à l'aise dans le chant que dans un langage parlé tantôt humoristique ou décalé, tantôt simplement humain.
Or il se trouve que la distribution réunie par l'Opéra Comique répond globalement aux exigences d'une œuvre qui contient de nombreuses difficultés musicales derrière l'apparente facilité…
La soprano Julie Fuchs, dans le rôle-titre, donne toute la mesure de son incroyable talent scénique. Son aisance à communiquer une large gamme de sentiments aussi bien par le chant que par le jeu donne vie à la jeune maraîchère avec un naturel confondant. Mais c'est aussi son art de la nuance vocale qui séduit. Pas une seule note qui ne soit en place, un remarquable sens du chant, des aigus triomphants ou filés portés par une parfaite maîtrise du souffle, y compris lorsque la mise en scène l'amène à bouger… Tout cela au service d'un personnage attachant, souvent moteur de la troupe, et toujours très humain. Les gros plans montrent en outre un visage dont les expressions varient au fil des mots, comme dans cette scène qui la place face à Madame Pingret (délicieuse Bernadette Lafont), laquelle lui prédit les événements incroyables qui doivent advenir et changer sa vie amoureuse.
Face à la Ciboulette énergique et nuancée de Julie Fuchs, Julien Behr joue un Antonin romantique en diable, touchant dans sa gaucherie en même temps que parfois agaçant dans ses changements d'humeurs. La performance à saluer tient ici avant tout dans les contrastes d'énergie du personnage, qu'il chante ou qu'il parle. À la Scène V du Deuxième Tableau, au côté de Ciboulette, il doit naviguer à plusieurs reprises entre désespoir et surexcitation avant de se lancer dans une mélodie (“Les parents, quand on est bébé, tout défendent…”) où chaque mot est en soi une difficulté d'articulation. Le ténor prête vie à un personnage doué d'aspérités romantiques et le couple de scène formé avec Julie Fuchs nous enthousiasme.Figure paternelle du spectacle, le rôle de Duparquet est magnifiquement servi par le baryton Jean-François Lapointe. L'humanité du personnage transparaît là aussi autant dans le timbre magnifique du chanteur que lorsqu'il dit. À la fin de l'Acte II, alors que Ciboulette a congédié Antonin, le croyant toujours amoureux de la cocotte Zénobie, Duparquet évoque son passé par le biais d'un texte superbe que le chanteur interprète avec une absolue sincérité, soutenu par l'orchestre qui s'accorde au diapason de ce moment rempli de poésie.
Mais avant cela, dès l'Acte I, à la Scène IV du Premier Tableau, la première intervention de Duparquet, “Bien des jeunes gens ont vingt ans”, installe l'aura du personnage et les qualités de son interprète au travers d'une splendide mélodie au texte puissamment évocateur. Qui, après ce moment d'émotion idéalement soutenu visuellement par la splendide harmonie de bleu et de gris proposée à l'image, pourrait prétendre que Reynaldo Hahn est un compositeur superficiel ? Nous sommes là dans la même veine de sensibilité que A Chloris ou La chère blessure.
Parlant d'images, il faut ici souligner la justesse de la captation de ce spectacle. Non seulement la géographie de la scène est toujours clairement lisible, ce qui permet au spectateur de ne jamais être perdu sur le plateau au détour d'un cadrage hasardeux, mais ce que nous voyons est tellement lié à la musique et à l'expression des chanteurs, que la réalisation de François Roussillon semble respirer avec tout ce qui vit sur scène et dans la fosse. Le spectacle vivant est certes fait pour être vu dans un théâtre, mais reconnaissons qu'une telle réalisation fait de nous un spectateur privilégié, assis au plus près des émotions.
Ciboulette donne la part belle à de nombreux rôles dits “secondaires” mais primordiaux dans le déroulement dans l'histoire. La coquette Zénobie est campée par une Eva Ganizate parfaite. À ses côtés, Ronan Debois campe un capitaine des hussards haut en couleur. À ce couple d'opérette, Reynaldo Hahn confie une citation du Manon de Massenet, qui avait été son professeur… On remarquera aussi l'impayable couple de paysans, Madame et Monsieur Grenu, tenus par Guillemette Laurent et Jean-Claude Saragosse, figures connues de la musique baroque embarquées dans cette Ciboulette avec jubilation. Parmi d'autres rôles parfaitement tenus, on retiendra la présence de Bernadette Lafont qui apporte à la poissonnière Madame Pingret toute sa verve et son humanité, celle de Michel Fau, metteur en scène du spectacle dans le rôle d'une superlative Comtesse de Castiglione, et celle de Jérôme Deschamps, Directeur de l'Opéra Comique en improbable directeur d'opéra. Le chœur Accentus, comme d'habitude, est aussi habile sur le plan musical qu'il sait se fondre avec cohérence dans une mise en scène.
Or la mise en scène de Michel Fau respire l'amour des chanteurs, et l'on sent dans ce travail une direction d'acteurs qui structure toutes les scènes. Le contour de chaque personnage est formidablement dessiné et le jeu entre les chanteurs se hisse à un niveau de spontanéité qui force le respect. Que de travail pour atteindre une telle fluidité et ce naturel sans lequel une œuvre comme Ciboulette ne saurait pleinement convaincre, ou en tout cas nous réjouir et nous émouvoir ! Tout est musical dans ce que nous voyons, les entrées et sorties de scènes, la gestuelle, les regards, l'interaction entre les chanteurs et les chœurs, et même les changements de décors à vue. Tout juste regretterons-nous cet élément de décor descendant des cintres lorsque Duparquet dit à Ciboulette son amour pour Mimi, car l'effet parasite l'intensité de jeu de Jean-François Lapointe. Peut-être aussi que, face au décalage représenté par la Comtesse de Castiglione, un directeur d'opéra moins fantasque aurait constitué un contrepoint plus efficace. Mais c'est là bien peu de choses au vu de cette mise en scène qui distille un charme exquis.
Dans la fosse, enfin, Laurence Equilbey dirige avec précision l'Orchestre Symphonique de l'Opéra de Toulon, soutient parfaitement les voix et développe avec subtilité l'orchestration experte et parfois surprenante de Reynaldo Hahn.
Il est rare de visionner un spectacle musical où tous les talents semblent à ce point concourir à une même réussite. Cette captation affiche une sorte de motivation, peut-être même une ferveur, que l'on sent circuler entre tous les intervenants. Serait-ce cela, l'esprit de troupe ? C'est en tout cas un des éléments qui concourent à faire de cette Ciboulette le spectacle à voir toutes affaires cessantes.
À noter :
- Un élégant digibook accueille les 2 DVD et un joli livret de 32 pages imprimé en couleurs sur un beau papier. Il propose en français, anglais et allemand, une intéressante introduction à l'œuvre, le synopsis, et les paroles des deux airs repris par le public de l'Opéra Comique. L'ensemble est illustré par de belles photos de la production. Ce livret nous rappelle en outre avec discrétion la disparition de Bernadette Lafont (Madame Pingret) et d'Eva Ganizate (Zénobie).
- Le DVD 1 contient l'Acte I de Ciboulette (62'31) et le documentaire ; le disque 2 contient les Actes II et III (82'31).
- La totalité des dialogues français est sous-titrée en anglais, allemand, espagnol et italien. Seules les parties chantées sont sous-titrées en français.
Lire le test du Blu-ray Ciboulette de Reynaldo Hahn à l'Opéra Comique