Elle en aura connu, des vicissitudes, la Médée de Luigi Cherubini !
Avant de bénéficier de la reconnaissance de Beethoven puis celle, posthume, de Brahms, elle aura des débuts plutôt mitigés à Paris en 1797, jugée trop sombre pour les amateurs de Boieldieu et autres Méhul.
Après un bref passage par l’Italie, elle connaîtra une véritable consécration par Maria Callas en 1953, dirigée par Bernstein, mais dans une version passablement remaniée. Et si, entre-temps, les alexandrins de François-Benoît Hoffman lui ont été restitués, c’est pour mieux les lui retirer de nouveau aujourd’hui, dans cette version aussi historiquement justifiée sur le plan musical que totalement revue et corrigée sur le plan dramaturgique.
Il faut dire que cette histoire de couple déchiré n’a rien perdu de son actualité et de sa violence, et c’est précisément ce qu’a voulu montrer le metteur en scène Krysztof Warlikowski en adaptant, avec Christophe Longchamp, le texte parlé original, dans un français passablement brutal et cru, et finalement crédible en tant que tel dans le contexte de cette adaptation.
Accompagné d’une scénographie tout aussi virulente, avec ses environnements confinés, métalliques et grossièrement tagués, ce texte parlé offre un contraste saisissant avec l’élégance - dramatique, certes - de la musique, magnifiquement dirigée par Christophe Rousset. Au-delà des effets de manche propres au répertoire post-gluckiste du XVIIIe siècle finissant, on retiendra le timbre racé, puissant et noble des Talents Lyriques, un orchestre comme on en a rarement entendu. Une véritable réussite, donc, et le garant de l’identité de l’œuvre originelle, comme une mise en perspective du sujet par rapport à l’adaptation théâtrale qui en est faite. Il y a d’un côté l’actualité d’un fait de société d’aujourd’hui, et de l’autre ses origines historiques, voire mythologiques, de Cherubini à Euripide.
Pour intelligent et fort qu’il soit, ce parti pris très actuel n’en pose pas moins la question de sa pertinence, ainsi que celle de son efficacité et de sa réussite sur le plan artistique.
On peut en effet raisonnablement se demander à quel spectacle on va assister : quelle est cette Médée ? Certes, l’œuvre originelle, en tant que théâtre chanté et non pas alternance de récitatifs et d’airs, ouvrait assez naturellement le champ à ce genre de restructuration – l’histoire de son interprétation le prouve d’ailleurs assez nettement. Mais ce bricolage façon "sample" ne dessert-il finalement pas Cherubini lui-même. Ne met-il pas l’œuvre musicale en arrière-plan, avec au premier plan le drame actuel en une simple mise en perspective, comme un rideau de fond de scène ?
De fait, la grossièreté de la scénographie (Médée en Amy Winehouse et Jason en Tarzan "dreadlocké" à la Disney) et celle du texte ne manquent d’attirer l’attention, de manière plus "facile" que la musique. Conséquence : le fossé qui s'installe entre les deux arts - lyrique et dramatique - de s’élargir à l’excès et de rendre difficile la connexion entre les deux univers, comme s’il ne s’agissait finalement pas de la même histoire, mais de deux œuvres qu’on aurait fait cohabiter de force. Un véritable paradoxe, certes, mais c’est bien un sentiment de déséquilibre que nous inspire ce spectacle, presque un vertige entre deux univers inconciliés et mutuellement destructeurs.
Or, comme si les choses n’étaient pas assez complexes comme cela, l’interprétation des chanteurs vient passablement compliquer davantage le tableau. En effet, si les seconds rôles (le Créon autoritaire de Vincent Le Texier, la Dircé de Hendrickje Van Kerckhove et la Néris de Christianne Stotijn, excellentes comédiennes) nous offrent de très beaux moments musicaux, parfois même extrêmement raffinés, les deux héros pêchent et musicalement et dramatiquement. Certes, Nadja Michael possède une flamme qui ne laisse pas indifférent et la voici tout habitée par son rôle de femme et de mère furieuse et ivre (dans tous les sens du terme) de vengeance. Quelle puissance dans la voix (et dans le regard), quelle projection de folie ! Mais cette folie déteint sur la précision de sa voix qui en devient parfois criarde, alors qu’elle ne manque pourtant pas d’atouts.
Tel n’est pas forcément le cas de Kurt Streit, son ex-mari à la scène, dont le timbre étroit et l’articulation parfois imprécise perturbent l’audition et décrédibilisent le rôle. Sans compter les moments parlés. N’étant pas français, les deux chanteurs/acteurs déclament leur texte en surarticulant. Résultat : si l’on comprend parfaitement les mots et si l’on sent nettement leur engagement, l’absence de naturel et de fluidité plombe les échanges qui perdent en force ce qu’ils gagnent malheureusement en formalisme.
Bien que discutable pour son extrémisme, le projet de ce spectacle paraissait véritablement intéressant sur le papier, posant la question de l’actualité des œuvres du passé, de leur actualisation et des limites de cette actualisation à la lumière de l’Histoire. Malheureusement, c’est précisément sur sa propre argumentation que cette production pêche, ratant le coche d’une œuvre potentiellement fondatrice d’une nouvelle manière d’aborder l’opéra, voire d’une nouvelle manière de lire le passé.
À noter : Les Actes I et II sont proposés sur le DVD 1(103'12) ; l'Acte III, sur le DVD 2 (35'27).
Lire le test du Blu-ray Médée de Cherubini avec Nadja Michael à La Monnaie
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Jean-Claude Lanot